Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Chutes de mots

8 octobre 2014

Il suffira d'un cygne

Il suffira d'un cygne

 

 

- Bonjour. Je viens livrer des fleurs pour mademoiselle Daphné Fuyssard.

- C'est moi...je...merci.

- Elles se garderont plusieurs jours dans un vase sous une lumière modérée. Et...joyeux anniversaire!

 

 

Benoît esquissa un sourire timide et présenta le bouquet. La jeune femme le saisit et dégrafa la carte accrochée sur le voile en plastique. Ses yeux butinèrent les mots fleuris. Encore. Et encore. Les cils papillonnaient. Chasser le mascara pour se charger de pollen. Le regard survola les pétales rouges et replongea dans la contemplation du rectangle de bristol. Vingt-quatre ans, vingt-quatre roses, quatre lignes. Benoît risqua un œil sur la signature, un certain Kevin. Un homme au prénom abrupt qui commandait les fleurs en nombre paire.

 

 

La jeune secrétaire louvoyait entre le rouge et le blanc, sa peau se colorait à chaque nouveau cap. Le souffle s’accéléra, les narines se dilatèrent. Les lèvres frémirent, susurrant les mots noirs sur fond crème. Il était presque seize heures en ce quatorze février. Le soleil s’attardait encore sur le profil de Daphné, révélant un léger duvet blond au-dessus d'une bouche en suspend. Benoît songea qu’il aimerait bien s’y poser une seconde ou deux. Il s'accrocha à cette idée puis lâcha prise. Dans sa chute, il tomba amoureux. Il sortit du bâtiment d’un pas alerte et se remémora sa dernière fulgurance.

 

 

Deux ans auparavant. Natacha. Il l’avait rencontré à une conférence sur la prolifération des OGM. Sous un petit chapiteau jaune délavé, dressé pour l’occasion, il s’était réfugié dans l’urgence pour échapper à une averse estivale. Sur une estrade, un homme barbu s’agitait devant une cinquantaine de chaises dont quinze étaient occupées. A grand renfort de gestes amples et de mots de quatre syllabes, il tentait de convaincre son maigre auditoire de l’aspect néfaste des OGM. Parmi les auditeurs, huit regrettaient d’avoir oublié leur parapluie, trois buvaient les paroles saccadées, deux lisaient un quotidien et un filmait le monologue avec son téléphone. Au fond, sur une chaise pliante autrefois verte, Natacha mangeait un sandwich salade-bacon.

 

Alors qu’une pluie lourde martelait la toile du chapiteau, rappelant le roulement de tambour qui annonce le climax d’un numéro de cirque, Benoît s’assit à gauche de la demoiselle, un point à côté d'une majuscule. En quête de chaleur, son choix était tombé comme une évidence.

 

 

 

 

Ce soir là, comme chaque mardi, son ami Christian l’attendait au Tonneau de Diogène, bar à vin snob d'un arrondissement à la mode. Après des années difficiles, l'établissement avait vu sa fréquentation exploser. Sa récente performance comme décor dans la dernière comédie rigolarde de Luc Tesson l'avait exposé à la faune philologue du tout Paris. On y parlait Tesson, bouteilles, Alain Kinder-Grötte et spaghettis. De préférence al dente.

 

 

Christian, meilleur ami par défaut de Benoît, patientait, assis derrière une table à échelle réduite, un ballon de Bourgogne à la main. Droit sur sa chaise, les jambes à l'équerre, il scrutait la danse du liquide violacé, guidant le pied du verre avec délicatesse.

 

Le jeune homme était un vestige des années universitaires de Benoît. Rencontré sur les bancs des amphis, côtoyé dans les cafét' et révélé aux soirées médecines, Christian ne vivait que pour sa sainte trinité : les femmes, le verbe et le vin. Il avait assouvit ses deux premières passions à la fac de lettres, lieu sacré où neuf étudiants sur dix était des étudiantes. Son physique avenant, couplé à la pénurie masculine, lui avait valut quelques conquêtes enviées ainsi que plusieurs pages dans la collection automne-hiver d’un catalogue de vente par correspondance. Après trois années, sa licence en poche, il quitta l'université. Son seul regret, ne pas avoir étudié l'œuvre de San Antonio, son auteur de cœur. En septembre, une amie de son père lui proposait un poste de vendeur en parfumerie. Il accepta sans hésiter, poursuivant ainsi son étude de la gente féminine. Et pour honorer son cursus, il relirait Suskind le moment venu.

 

 

Les deux amis n'étaient pas adeptes des introductions. Les formules de politesses, « Bonjour », « Salut » et autres « Ça va ? » étaient proscrites. Chaque nouvelle rencontre était la suite directe de la précédente. La conversation reprenait avec fluidité là où elle s’était arrêtée.

 

 

Benoît s'assit à l’équerre sur une chaise toute en courbes. les pieds posés à plat sur le carrelage, il se tenait droit comme une objection. Sa posture était une esquisse au fusain, dénuée de fantaisie. Face à lui, sirotant un vin materné en sol argileux, Christian paraissait léviter sur son siège. Son costume rendait les limites de sa silhouette incertaine. Un corps en suspension, une bulle de champagne qui refuse de lâcher prise.

 

 

Benoît orienta la conversation sur sa rencontre avec Daphné. Les roses rouges, le chiffre 24, les mots noirs, le prénom vertical. Il s'exprimait par groupes nominaux, assimilait des informations qu'il régurgitait par bribes. Sa pensée procédait par opérations simples, incapable d'extrapoler, d'enjoliver. Étanche à l'analogie, hermétique à la métaphore. Il évoluait au présent, sa personnalité fondée sur un passé fossile. Si austère, qu'il rêvait en noir et blanc.

 

 

Christian, d'une voix chauffée par l'éthanol, se lança dans un monologue bavard, destiné à son propre ego. Il pensait son ami incompatible avec le concept de couple, son cœur recouvert de téflon, rien ne pouvant y adhérer. Benoît, lui, prenait ces conseils pour un acte de bienveillance alors qu'il s'agissait de vanité. Christian préférait le vin rouge car le reflet de son visage sur le verre était plus profond. Discourir en se contemplant dans un Bourgogne vieilles vignes comptait parmi ses activités sacrées.

 

 

Il grappilla quelques mots à l'attention du fleuriste. Dispenser son avis s'accordait bien avec la dégustation. Il l'encouragea à revoir la secrétaire, jouer la carte de l'ingénu et faire l'impasse sur celle du petit ami. Il fallait être explicite mais subtil, direct et délicat. L'œnophile conclut son laïus, des tanins boisés encore frétillants sur la langue, avec une phrase à 12°:

 

"Tu dois lui envoyer un signe !"

 

 

Elle portait une jupe abricot sur des jambes croisées, interminables. Un chemisier beige, au boutonnage volage, laissait entrevoir une poitrine d'adolescente. Bravant les courbes épuisées de la chaise, sa silhouette demeurait fière, tendue comme un sprinter sur la ligne de départ. Une sensation d'urgence émanait d'elle. La nécessité de vivre vite pour ne pas s'attacher. Ce corps longiligne n'offrait aucune prise. Les pieds étouffés dans des baskets de toile légère vibraient sur le sol ; des mains filiformes aux ongles coupés ras, s'agitaient sur le sandwich comme sur une clarinette. Ses lèvres, dessinées avec une mine tendre. Enfin, la chevelure flamboyante, explosive, jaillissait du crane telle une éruption. Aucune photo n'aurait pu figer cette femme.

 

Le dialogue d'introduction entre Natacha et Benoît tint plus du résumé que du chapitre. Un enchaînement de phrases courtes qui auraient pu figurer dans un manuel de grammaire de second cycle. Le banal tutoyait le temps qu'il fait. Le mièvre, le temps qui passe. Chacun se contentait de la présence de l'autre. Ils ne se demandaient pas si ça allait durer, mais combien de mois avant que...

 

 

 

 

Le lendemain, Benoît s'agitait entre bouquets de fleurs coupées et compositions florales. Il était seul sous la serre, baigné dans une chaleur ouatée, ses pensées paraissaient plus denses. Ses doigts voltigeaient, de tiges en pétales. A chaque coup de sécateur, un sentiment de légèreté l'envahissait. Après avoir confectionné ses commandes du matin, une douzaine de paniers aux teintes pâles, Benoît fouilla le fond d'un vieux sac de terreaux qui dormait dans un coin de la pièce. Il en sortit une vieille boite en métal émaillée qu'il fourra dans son sac à dos. Il quitta alors la boutique par l'arrière et démarra son solex sans prendre la peine de s'encasquer. Il chevaucha, les yeux plissés par le vent, jusqu'au boulevard Dessaix. Au numéro 15, il laissa son engin sur béquille et gravit deux par deux les marches jusqu'au troisième. Il frappa à la porte massive et entra sans attendre d'invitation.

 

 

L'appartement de tante Odile baignait comme toujours dans une atmosphère épaisse. Les tapisseries, héritières des années soixante-dix, exhibaient leurs motifs psychédéliques aux couleurs poisseuses. L'air était saturé d'odeurs compactes, dominées par la fumée de cannabis et des relents d'eau de parfum bon marché. Benoît se déchaussa et traversa le couloir principal pour déboucher dans le salon. A chaque visite bimensuelle, il s'étonnait des mutations que subissait la pièce. Les plantes vertes tombaient en cascades des meubles et étagères tandis que les piles de livres s'élevaient de façon chaotique, prenant racine sur le lino ou la table basse. Avalée par un sofa élimé, tante Odile finissait un joint un fixant le plafond. La fumée stagnait, s'accrochant aux coussins, trop lourde pour prendre de la hauteur. Ses yeux vitreux ne cillèrent pas quand son neveu déposa un baiser sur son front strié. Il respira, un peu, l'arôme de savon qui s'échappait du crâne et fila dans la cuisine. Il fouilla les entrailles de la bonnetière, vernie à l'huile de cuisson après de longues années de promiscuité avec la gazinière. Il sortit un grand bocal de verre et le déposa sur le plan de travail. Une poignées de feuilles étoilées se recroquevillaient sur le fond. Comme chaque quinzaine, le fleuriste déversa le contenu de sa boite métallique dans le récipient en verre. Les feuilles frémirent à la venue de nouvelles camarades.

 

 

Benoît fouilla ensuite le four. Comme d'habitude, le cake attendait. Brun, des flancs d'aspect lunaire, une croûte volcanique. Il gisait sur un plat rectangulaire au teint laiteux et dégageait une odeur de chocolat trop cuit. Benoît l'enroula dans un papier aluminium, le fourra dans son sac et quitta l'appartement. Tante Odile dormait.

 

 

 

La suite de l'histoire obéissait aux canons de la banalité. Benoît récoltait les instants que "Tacha" lui abandonnait. Elle se divertissait avec lui comme on promène un ballon au gré du vent. Elle s'amusait de sa légèreté, de son inconstance et lui enviait son manque d'attaches. Et surtout, il n'appartenait qu'à elle de rompre le lien qui les unissait. Six mois plus tard, un mardi, Natacha libérait Benoît dans la salle surchauffé d'un restaurant sans terrasse. Il avait postulé au bonheur mais sa candidature n’avait pas été retenue.

 

 

A cet endroit du lac, la foret léchait presque l'écume. Une plage de galets séparait le vert et le bleu. Benoît suivait le ruban minéral, les pierres jouaient sous ses pas. Ses chevilles, victimes d'un déséquilibre constant, une sensation de réconfort dans chaque craquement. L'apaisement d'une habitude.

 

La trotteuse n'avait pas couvert un demi cadran que le fleuriste aperçut enfin l'animal. Il était debout sur la surface grisée. Les ailes gonflées, captant le soleil pour chasser l'humidité. Le cygne snobait le mammifère de toute sa hauteur. La ramure opaline renvoyait aussi bien les couleurs que l'indifférence. L'oiseau, parangon de grâce chez les empileurs de rimes, n'évoquait rien pour Benoît. Il trouvait la morphologie du spécimen déséquilibrée, court sur pattes, un abdomen gonflé à l'hélium, un cou sinueux et une bosse rugueuse en guise de front. Le fruit des amours acrobatiques entre un pigeon et un aspirateur.

 

 

Benoît décrocha un morceau de cake et le lança vers les pieds palmés. L'œil du cygne produit une petite étincelle et le bec plongea pour se saisir de l'offrande. Le cou se tendit et la gravité fit le reste. Benoît devina qu'une infime lueur venait de naître dans le regard gourmand. Il enchaîna les lancés. L'animal gobait sans s'accorder de pause, la lumière dans l'œil enflait.

Après une heure, il ne restait du gâteau qu'une petite moitié. Le cygne oscillait, d'une palme sur l'autre, en quête d'un aplomb fuyant. Benoît attendit l'immobilité. Puis, avec toute la délicatesse d'un fleuriste, il passa un collier pour chat autour du cou soyeux. Il empoigna la longe et exerça une  pression sur les cervicales. Le palmipède chancela et concéda les premiers pas d'une marche improvisée.

L'homme et l'animal suivirent le littoral, sans échange, les galets comme seuls témoins de leur excursion. Au loin, le soleil baillait en plein, son impudeur cachée en partie par un nuage éduqué. Sur la plage gémissante, la résolution du fleuriste tenait en laisse la résignation du volatile. Une chaîne alimentaire en nylon filé. Un lien qui unissait autant qu'il séparait. 

 

 

 

Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent et Benoît s'avança dans la pièce qu'il connaissait bien. Derrière lui, l'oiseau suivait, comme ces jouets pour enfants, serviles jusqu'au bout des roulettes. L'éclairage de tungstène qui baignait les murs ajoutait une teinte cobalt au plumage. Avec sa démarche mécanique et ses pupilles inertes, l'animal évoluait vers une version 2.0. Lorsque Agnès leva les yeux sur l'étrange équipage, elle pâlit à en faire rougir un cygne de honte.

 

 

" Tu as fait quoi ?"

 

Christian, les yeux écarquillés, posait sur son ami un regard halluciné que Miro aurait pu peindre. Il savait que Benoît était un marginal, un amputé du second degré. Un homme sans aspérités sur qui les nuances glissaient. Une personnalité binaire, un esprit où les relations se résumaient à des additions, les ruptures à des soustractions et composer des bouquets, le simple produit de couleurs et de parfums. Une fois encore, avec la patience d'une marée, Christian expliqua le monde analogique et sensible. Une fois encore, Benoît se laissa porter. Il n'était pas équipé pour comprendre.

 

Mon ami, après ta dernière farce, il va falloir sortir le grand jeu. Fini les nuances, les subtilités, les demi-mesures. C'est quitte ou double ! Il ne te reste qu'une chose à faire...”

 

 

 

Benoît, l’œil inquiet, se déplaçait en crabe face au rayon droguerie. Les emballages plastiques rivalisaient de couleurs agressives et de symboles pour fasciner le client. L'éclairage cru rappelait celui d'un bloc opératoire où même les ombres étaient exclues. Une vague odeur de détergent flottait dans la rangée, masquant à grand peine les émanations de sueur de l'employé, concentré sur son réassortiment. Benoît patienta et le jeune homme à la chemise sérigraphiée quitta enfin son territoire, traînant dans son sillage un trans-palette à la peinture vérolée. D'une main hésitante, le fleuriste saisit une bouteille blanche, à la structure cannelée. Sur l'étiquette rouge en écriture capitale : Alcool à brûler.

 

 

 

...C'est quitte ou double ! Il ne te reste qu'une chose à faire. Il faut lui montrer la passion qui t'anime, l'embrasement qui te consume. Tu dois l'allumer !”

 

Publicité
Publicité
9 juillet 2014

World war F

 

Vendredi 20 juin 2014 - 20h27

 

 

 

Enfin le week-end ! Cette dernière garde était mortelle. J'adore mon boulot mais les astreintes me laissent toujours sur le carreau. Heureusement que le nouveau stagiaire assure. J'ai pas besoin de bosser pour deux comme avec le précédent. Un paumé qui se croyait dans un épisode de Grey's anatomy. Bref. Je fais un saut chez l'épicier pour me prendre une pizza et je file me noyer sous la douche. Trop hâte de pouvoir me poser. Ce soir, ce sera une soirée 3B : Bourgogne-Bouffe-Bouquin. J'ai un Mercurey 2010 à la cave et le dernier Grangé n'attend que moi. Pour une fois que Zoé me refile pas un Musso...

 

 

Je sors du rond-point et prend la rue Thuysset. Le soleil cogne encore à cette heure, l'été a pris un peu d'avance cette année. En bas de la ligne droite, je vois le feu. Vert. J'appuie sur la pédale. La couverture du Grangé s'impose dans ma tête. L'aiguille du compteur dépasse le 60. Deux cent mètres, toujours au vert. Le moteur couvre les éructations de la radio. Mes mains se crispent sur le volant. Prendre un feu de vitesse est toujours une petite victoire. La victoire des médiocres sur le système. 100 mètres. Je relâche un peu la pression exercée par mon pied droit. La voiture se laisse avaler par le faux plat. Le soleil disparaît derrière une barre d'immeuble. L’Ombre. Mes pupilles s'adaptent. Le orange m'éclabousse le visage. Réflexe conditionné, je maltraite la pédale de frein, les roues gémissent. Pavlov, je te hais. Rouge.

 

 

C'est à ce moment que je vois les premiers. Ils sont quatre et traversent juste devant moi. Leurs pas erratiques foulent les bandes rongées du passage piéton. Les deux premiers portent des packs de bières, offre spéciale coupe du monde : photo officielle des joueurs, bon de réduction sur le prochain achat, emballage renforcé. Chacun possède un maillot tricolore d'une époque différente. Avec le nom d'un millionnaire floqué dans le dos. A chacun ses héros. Sous les casquettes, je devine les regards bovins, déjà embués par les vapeurs d'alcool. Le lever de coude est aussi un sport collectif. Avant de rejoindre le trottoir, le dernier supporter me fixe, incrédule. Ses yeux de poisson mort me regardent sans me voir. Le feu passe au vert et je démarre. Par curiosité, je lance un dernier coup d'œil dans le rétro. Le soleil m'éblouie mais il me semble voir un imbibé cracher sur ma voiture.

 

 

Je m'engage sur le boulevard du canal, artère centrale de ma petite ville. Deux voies, des troupeaux de voitures défilent sous le regard bienveillant des signaux tricolores. Je suis ma file, discipliné, soumis à l'instinct grégaire de l'automobiliste. Malgré le mouvement, quelques coups de klaxon retentissent devant. Ils témoignent plus de la joie que de l'impatience. On dirait presque un chant d'encouragement. Je distingue quelques drapeaux accrochés aux toits en tôle, une étoffe bleu-blanc-rouge étendu sur une vitre arrière, des chaussettes aux mêmes couleurs épousant les formes rondelettes de rétroviseurs. Je me souviens alors que la France joue ce soir. Je comprends mieux cette effervescence patriotique. Il n'y a que le foot pour faire resurgir les pulsions nationalistes. Le foot et le FN. Juste avant de rejoindre la rue Chante coq, un automobiliste bleuté m'adresse un doigt d'honneur tendu.

 

 

Plus je me rapproche du centre-ville, plus les piétons se colorent et s'amoncellent. Les espaces se réduisent, la foule grandit. La rue qui mène à l'épicerie est obstruée par un sens interdit. Un message imprimé surplombe le cercle rouge barré de blanc : " Place du marché interdite aux véhicules. Accès à l'écran géant par voies piétonnes." Je suis la déviation et me gare rapidement sur un emplacement réservé aux livraisons. L'utilitaire du boulot, tout en angles, se glisse entre deux allemandes d'un noir nacré. Je verrouille et remonte le trottoir. Un chien, croisement entre un labrador et une incertitude, me regarde passer, amorphe. Un foulard républicain noué autour de son cou doré. J'esquisse une caresse de la main et vient lui flatter le crâne. Sans prévenir, l'animal se redresse lentement, lève la jambe et se soulage sur mes pieds. Stupéfait, j'esquive mais trop tard. Le flot d'urine inonde mes baskets. J'évalue le désastre. Un passage en machine en viendra à bout. Je gratifie l'incontinent d'un lourd regard de reproche et reprend le cours de mon trottoir.

 

 

Je remonte la ruelle à grandes enjambées. L'urine vient de traverser la toile de mes chaussures et s'attaque à présent aux chaussettes. Quelques balcons arborent des drapeaux géants. Les couleurs sont ternes, le soleil n'arrive pas à franchir le relief d'immeubles. Au loin, je distingue une sourde rumeur, comme le bouillonnement d'un fleuve chahuté. Mon mètre quatre-vingt-sept dépasse un groupe de touristes teutons armés de chaussures en liège, chaussettes montantes et casquettes publicitaires. Collision d'odeurs corporelles : sueur, haleines alcoolisées, crème solaire et désinfectant. L'atmosphère plombée agglomère les molécules et me donne la nausée. Je fonce. Je veux en finir, rentrer chez moi, m'isoler dans mon sanctuaire.

 

 

J'ai enfin contourné le bloc de bâtiments. Le grand jaune revient me grignoter de ses rayons alors qu'une petite brise chuchote à mes oreilles. Je dévale la rue des invalides. Je me glisse entres les piétons, colorés, monochromes, fluos, tel un pinceau sur une palette pop-art. Mes muscles se plaignent, le manque d'habitude. A dix mètres, la chaussée est obstruée par une troupe de Schtroumpfs géants. Sans les bonnets. Je me décale sur le trottoir. Ma semelle droite fusionne avec un vieux chewing-gum laissé pour mort. Tout en gardant mon allure, je tente désespérément de chasser le parasite par friction sur le goudron. Je devine le désastre. La gomme gluante s'étale et pénètre les reliefs du caoutchouc. Concentré sur ma foulée, la pupille rivée sur ma basket droite, je heurte sans violence un marmot accroché à la main de sa mère. Mes excuses jaillissent à l'unisson de mon sourire désolé. Le gamin et sa génitrice me fixent de leurs yeux étonnés. Leurs bouches en O mou se resserrent et se muent alors en rictus de colère. Les joues déchirées par trois bandes de peinture tricolore ils se jettent sur moi, s'agrippant à ma chemise et mon pantalon. La femme plante ses ongles dans mon bras alors que son rejeton s'accroche à la poche du baggy. Je me débats, repousse la mère des deux mains, lui ordonne de se calmer, de me lâcher. Ses yeux cernés de rouge me projettent sa haine. J'y puise la force nécessaire et m'arrache à son emprise. Elle perd l'équilibre et s'étale sur le sol après s'être tordu la cheville. Électrisé, le fiston finit de démembrer ma poche et se laisse emporter par son élan. Il tombe sur sa mère, l'écusson des hôpitaux de Genève en guise de trophée entre les mains. Quand je vois leurs yeux étinceler de rage, la panique supplante la surprise. Je lance un regard circulaire : les Schtroumpfs géants me fixent, certains me désignent du doigt. Ils accélèrent le mouvement dans ma direction. De son coté, le pochicide se relève avec souplesse et arrache sa casquette. Son visage n'est que colère. Cheveux teints en bleu, sourire carnassier éclatant et les yeux gonflés de veines rouges. Mon cœur oublie un battement et je pars en courant.

 

 

Je détale dans la rue des invalides avec mes bottes de sept lieux, la meute bariolée aux trousses. J'esquive un peu, je bouscule beaucoup. Les passants, surpris, n'ont pas le temps ni la présence d'esprit de réagir. Mes jambes brûlent, mes articulations s'entrechoquent. Ma vue anesthésie mes autres sens. Je suis dans un couloir étroit, jonché d'obstacles, la ligne d'arrivée m'attend à cinquante mètres. Je me souviens alors de mes neuf ans, la course de ma vie, Le chien du voisin accroché à mes mollets pour quelques cerises volées. A cette époque, mes pieds chantaient sur le gravier.

 

 

Place du marché. Mes longues jambes s'immobilisent. Le bleu et le rouge saturent mon champ de vision. Une marée humaine est agglutinée devant un écran géant. Les esclaves et le maître. Les attitudes reflètent un amalgame de soumission, de rage et d'espoir. Le brouhaha s'intensifie d'un coup, la rumeur du fleuve éclate en un milliers de conversations inaudibles. Une brise, polluée de relents de friture, de goudron et de bière chaude, m'agresse les narines et picorent mes gouttes de sueurs. Peu à peu, la masse grouillante lève ses yeux multiples sur moi. J'arrive à grand peine à distinguer les individus dans la foule. Les flashs se succèdent, mes iris tressautent, impossible de fixer un point. Perruques bariolées, poitrines peintes, drapeaux en guise de capes, cornes de brume, visages tribaux. L'eau. Le feu. La pureté. La houle se lève. Ils se rapprochent. Avant d'être engloutit, je pose mes yeux embués sur l'écran. La composition des équipes. La France en blanc. La Suisse en rouge.

 

 

Le tsunami me submerge. Je suis ballotté, retourné, pétrit. Expulsé. Je sors d'un tambour de lave-linge. Ma chemise a été arrachée, mon pantalon raccourci. Des doigts ont souillé mon torse et mon visage, je suis peints aux couleurs de la tribu. L'eau, le feu, la pureté. Des bras puissants me soulèvent et me rapprochent un peu plus du soleil. Mon corps m'ignore jusqu'à oublier la douleur. Je glisse sur cette surface de doigts mouvants, la sensation d'abandon est totale. Le grand monolithe noir se dresse devant moi, les joueurs alignés sur la pelouse verte restent tatoués sur ma rétine. La voix des commentateurs me traverse et résonne dans mes os. On me repose, lentement. Tous les visages alentours sont joyeux. On me sourit, me félicite, m'encourage. Une bouteille en verre se glisse dans ma main, des tapes dans le dos en signe de fraternité.. Un sifflement strident déchire l'air. Le coup d'envoi ! Je me sens alors aspiré par cette fenêtre aux pulsations enivrantes. Je commence à vibrer à l'unisson de ceux qui m'entourent. Je me dissous avec eux, en eux.

 

 

Sur le sol, les restes d'une chemise. Au bras, l'écusson des hôpitaux de Genève. Une croix blanche sur fond rouge.

 

 

21 février 2014

Le sémi

Père Noël

 

Je m’appelle Capucine, j’aurai bientôt neuf ans et je suis en classe de CE1 à l’école des Grives. J’ai décidé de vous écrire cette lettre pour vous licencier. Ce mot, je ne le comprends pas bien, je l’ai entendu plusieurs fois quand papa regarde le journal télé. Je sais juste qu’on licencie quelqu’un quand il n’a pas bien fait son travail ou qu’on en a plus pour lui. J’ai demandé à papa de me montrer comment ça s’écrivait pour ne pas faire de faute. Je n’aime pas faire des fautes. Des fois, j’en trouve même dans les livres et c’est vraiment pas beau. Papa m’a regardé bizarrement et m’a demandé pourquoi je voulais connaitre ce mot. J’ai dis que c’était un secret.

 

Si j’ai décidé de vous licencier, c’est à cause de mon dernier cadeau. Noël est passé depuis deux mois et je ne l’ai toujours reçu. Mes parents m’ont offert une maison Playmobil, avec la cuisine et la chambre d’adultes. Je sais que ce n’est pas vous. Ce n’est pas ce que j’avais commandé. C’est la première fois que vous oubliez mon cadeau. Mon copain Victor m’a dit que le Père Noël c’était les parents. Peut-être. Moi je suis certaine que vous existez mais que vous n’apportez des cadeaux qu’aux enfants qui ont été sages. Victor se fait souvent punir par la maitresse, c’est pour ça que ses parents ont été obligés de vous remplacer. Cette année, j’ai été très très sage. J’ai même écris à la fin de mon cahier de poésie toute les fois où j’ai été gentille. Il y a eu 137. Je ne sais pas quand vous décidez qu’un enfant est gentil mais 137 fois c’est quand même beaucoup. L’année dernière j’avais été moins sage et j’avais quand même reçu mon déguisement de fée des glaces.

 

Papa m’a dit que licencier quelqu’un ça le rendait malheureux. Ne plus avoir de travail c’est grave. Je lui ai dit que c’était comme des vacances et que tout le monde aime être en vacances. Il a rit et m’a dit que les gens seraient plus heureux s’ils étaient gouvernés par des enfants. En plus, maman m'a dit que vous travaillez seulement un jour dans l'année. Ca doit être ennuyeux d'avoir autant de vacances.

 

Alors si j’ai décidé de vous licencier c’est parce que vous n’avez pas fait votre travail. Comme j’ai été sage 137 fois cette année, que la maîtresse ne m’a jamais punie, je suis déçue. Éloïse ne va pas mieux. Elle a toujours sa maladie et on va la voir tous les jours à l’hôpital. A la maison, je trouve notre chambre trop grande pour moi toute seule. C’est Louane qui m’a dit que vous ne donniez pas que des jouets. Quand sa maman est tombée malade l’année dernière, elle vous a écrit une lettre et vous l’avez guérie. J’ai aussi demandé de soigner ma petite sœur mais elle est toujours malade. En plus maintenant elle n’a plus ses cheveux. La semaine dernière, papa s'est fâché très fort quand j'ai pris son rasoir élecrique pour me raser la tête. Les gens ont toujours dit qu'on se ressemblait beaucoup avec Eloise. Mais sans ses cheveux blonds, elle ressemble trop à pépé Antoine.

 

Je lui ai apporté mon foulard Hello Kitty pour qu’elle ne s’enrhume pas. J’ai toujours froid dans sa chambre d’hôpital. C’est mon foulard préféré, il me manque à l’école mais Eloïse en a plus besoin que moi. Avec ses grands yeux bleus, on dirait une princesse pirate.

 

 

Maman m’a dit que ma sœur souffre d’une maladie appelée le sémi. Je n’ai pas trouvé ce mot dans mon dictionnaire. Ni à la bibliothèque. Je crois que maman me ment car elle ne sait pas non plus. Les docteurs utilisent des mots trop compliqués. Des longs mots en -ite en -ose ou en Papa dit que c’est grave et que Eloïse se fatigue très vite. Moi je trouve que c’est surtout maman qui est fatigué. Elle a souvent les yeux rouges et je l’ai vu prendre des médicaments pour dormir après s’être lavé les dents. Elle passe beaucoup de temps sur l’ordinateur et on ne va presque plus à la piscine le mercredi. Pourtant j’ai toujours trouvé que la piscine était un lieu reposant.

 

J’espère que vous vous occuperez rapidement de ma sœur car hier elle avait très mal à la tête, on a presque pas parlé. Dans notre chambre, je défais et refais son lit tous les jours et brosse les cheveux de ses poupées préférées. Comme ça j'ai l'impression qu'elle est quand même un peu là. Faites vite votre travail et je pourrai vous délicencier. Je sais qu’il est trop tôt, mais pour l’année prochaine je voudrais bien un autre foulard Hello Kitty. Comme ça avec Eloïse on sera les princesses pirates  jumelles de têtes.

 

Capucine Ledouec

 

 

31 janvier 2014

A table !

Les ténèbres.

 

Un couloir sombre, taillé dans une roche noirâtre par des créatures que les dieux eux-mêmes ont oubliées. Lentement, les murs s'animent, éclairés par la danse folle d'une lumière rougeoyante. Sur les parois, on devine des impacts de pioches et des empreintes de griffes démesurées. Le boyau suinte, siège d'un mal dont on ne veut connaître l'origine. La lumière se rapproche, épaisse. Des bruits de pas l’accompagnent. Un son mat, sans relief, absorbé dès son émission par le sol bosselé.

 

Deux silhouettes se découpent sur les murs. Les formes torturées se meuvent d'une façon grotesque, agitées de soubresauts.

Désarticulées par les assauts conjugués des irrégularités de la paroi et de la lumière, elles avancent hors du temps, perçant les ténèbres dans leurs robes pourpres.

 

- Attention ! On arrive dans une salle.

- Très bien. Vous désirez officier ou j'envoie un éclaireur ?

- Euh... envoyez un éclaireur, je n'ai pas encore totalement récupéré de notre dernière rencontre. Ma jambe me lance encore.

- Comme il vous plaira.

- Et cette fois, si possible, ne portez pas votre choix sur un chien de l'enfer.

- Pourquoi donc, mon ami ?

- Et bien, la dernière fois, il s'est soulagé sur mes bottes juste avant que vous ne le révoquiez.

- Par Gürügoll ! Toutes mes excuses mon pauvre ami.

- Oui, surtout pour mes bottes. Elles empestent le souffre et la m...

- Ahhhh... c'est donc ça cette odeur qui nous poursuit depuis tout à l'heure. Oui, c'est caractéristique des chiens de l'enfer : putride et sulfureux.

- Oui. Je confirme.

- Je vais essayer autre chose... voyons voir... Pour une salle circulaire, plongée dans la pénombre, en ajoutant un fort malus olfactif, le Tchernorabbit me paraît tout indiqué.

- Tchernorabbit ?!

- Oui, cher ami, c'est le terme vulgarisé. Il s'agit en fait d'un lapin bicéphale, Leporellus Tchernobilus en langage érudit. Bon, éloignez-vous un peu, l'odeur de vos chausses pourrait le faire fuir prématurément. Veni, vidi lapinus Tchernobilus ! Zbafff !

 

Un splendide lapin au pelage blanc immaculé se matérialise aux pieds de l'invocateur. Paisiblement installé sur son arrière-train, il fixe son maître de ses quatre yeux dénués d'intelligence. Nerveux, il se raidit et hume frénétiquement l'air ambiant de ses deux paires de narines.

 

- Mais... que fait-il ?

- Il a peur. Il sent un danger.

- Encore ?!

- Non, rien de désagréable pour nous deux, enfin... pas à court terme. Je pense qu'il vient de flairer... vos bottes. Je suis sincèrement désolé, mais je crois qu'il va falloir que vous vous en délestiez.

- Je n'ai pas vraiment le choix dirait-on. Heureusement que je ne me sépare jamais de mes chaussons de monte-en-l'air.

- Assurément. Que serait un voleur sans ses chaussons.

 

Le voleur s'étant débarrassé de ses bottes, le lapin reprend consistance. Rassuré, il fait quelques bonds autour de l'invocateur, nullement impressionné par l'atmosphère pesante qui règne en ces lieux. Puis, avec nonchalance, la tête de droite commence à lécher les oreilles de celle de gauche.

 

- Bien, il a l'air tout à fait compétent et lucide. Je vais lui lancer un sortilège de lumière mineure. Il pourra s'orienter plus facilement et nous pourrons ainsi apprécier au mieux sa progression dans la salle.

 

L'invocateur marmonne une suite de mots étranges et une vapeur blanche commence à émaner de ses paumes. Il s'agenouille près du lapin et le caresse avec douceur. Quelques instants plus tard, le lapin baigne dans une douce lueur crémeuse.

 

- Va ! Léporidé, explore cette salle, je te l'ordonne.

 

Le lapin pénètre dans la salle sans hésitation. La lumière qu'il projette renseigne rapidement les deux compagnons sur la taille de la pièce : une trentaine de mètres de diamètre et une porte à l'autre extrémité. Le plafond, trop haut, n'est pas visible. Rassurés, le voleur et l'invocateur traversent et s'approchent de la porte.

 

- Ça fait plaisir une salle sans piège. C'est reposant.

- Pour le repos, il faudra attendre. Regardez la porte. Il n'y a pas de poignée ni de serrure.

- En effet, mais regardez de plus près, on dirait qu'un texte est gravé dans le bois. On voit mal, il y a une espèce de résine collée sur la porte. Je vais gratter un peu avec ma dague. Scritch, scritch, scritch... voilà c'est fait. Par contre, je ne connais pas ce langage, on dirait du gnome à première vue.

- Laissez-moi voir. Hum... en effet c'est bien un dialecte gnome mais certains mots me sont inconnus.

 

Le voleur regarde en direction du tunnel quelques instants, comme s'il s'attend à voir arriver quelqu'un.

 

- Vous avez entendu ?

- S'il vous plaît, mon ami, j'essaie de déchiffrer ce texte.

- Je crois que quelqu'un vient de crier mon nom.

- …

- Étrange, par mon Vrai Nom qui plus est...

 

L'invocateur saisit la besace qui pendouille sur sa hanche et soulève le rabat. D'une couleur indéfinissable, elle arbore en son centre un symbole kabbalistique complexe. Elle est totalement vide, et plus étrange encore, ne possède pas de coutures. L'invocateur place sa main au dessus de l'ouverture et claque des doigts. Une lumière argentée jaillit du sac, ainsi qu'une légère odeur de miel.

 

- Octavius, mes lunettes linguistiques je vous prie, fait l'invocateur d'une voix neutre.

 

Une main recouverte de poils émerge de la lumière, une paire de lunettes coincée entre le pouce et l'index. L'invocateur s'en empare et les chausse après avoir refermé le sac. Les montures, aux reflets métalliques, n'abritent aucun verre.

 

- Voyons voir ce que dit ce texte. « Mon ouverture n'est pas aisée, à celui qui n'a pas de voix. Pensez à vous égosiller si vous voulez suivre cette voie. »

 

L'invocateur relit plusieurs fois l'énigme en se caressant le menton. De son côté, le voleur inspecte la pièce à la recherche d'une autre issue. Le lapin, lui, regarde en l'air, les narines frémissantes.

 

Puis, le voleur se gratte ostensiblement l'entrejambe et …disparait ! Volatilisé.

 

L'invocateur, toujours plongé dans son énigme et suspendu à son menton, ne remarque pas la disparition. La lumière qui émane du quadrupède se fait plus faible, plongeant la pièce dans une pénombre malsaine. L'invocateur se racle la gorge et marmonne quelques paroles grumeleuses. Enfin, excédé, il hurle, face à la porte.

 

- OUVRE-TOI, CATIN, OU JE TE DÉGONDE !!!

 

La voix est absorbée par les murs huileux, avalant le concept même de l'écho. L'invocateur fixe la porte avec attention, mais rien ne se produit. Le lapin, tétanisé, scrute de ses quatre orbites l'absence de plafond. Enfin, l'invocateur jure, moleste la porte d'un coup de pied rageur et fait volte-face.

 

- Cette énigme va me rendre fou mon ami. Vous pourriez peut-être m'aidez à... mais... où est-il donc passé ?

 

À peine remis de sa surprise, il voit tomber devant lui, en provenance directe du plafond, ce qu'il juge être un navet. De la taille d'une belle citrouille, le navet arbore une belle robe couleur crème, une couronne lie de vin gracieusement tachetée et une chevelure drue, d'un vert gras. Un deuxième radis atterrit juste à côté du lapin. Puis un troisième, un quatrième et un cinquième. Le sixième termine sa chute sur le lapin qui stoppe définitivement d'émettre la moindre lueur.

 

L’obscurité est totale. Seule une faible lumière bleuâtre se dégage presque timidement du texte incrusté dans la porte. L’invocateur sursaute à chaque nouvel impact d’un légume sur le sol. Comme hypnotisé par cette rythmique triballe, l’invocateur demeure immobile, le dos collé au mur.

 

Du couloir qui lui fait face, il voit alors apparaître une flamme. Oscillante mais dense, elle nargue l'obscurité, perchée au sommet d’une torche tenue par un homme au physique rocailleux.

 

- Invocateur ! C'est Vous ? fit l'homme d'une voix autoritaire.

- Oui, je suis là, juste en face.

- Vous allez bien ? Je vous vois mal.

- Merci de vous en inquiéter, je vais bien... pour le moment…

- Et le voleur ?

- Je ne sais pas. Il a disparu.

- Et les radis par terre ?

- Je pencherais plutôt pour des navets. Ils viennent de se laisser choir du plafond.

- Les séchoirs ?

- Excusez-moi. Je disais qu'ils viennent de tomber du plafond.

- Bizarre, je croyais que ça poussait dans la terre.

- Euh oui, en général, mais ils n'ont pas l'air normaux.

- Bah moi, je préfère la viande de toute façon.

- Oui, c'est souvent le cas chez les barbares des basses contrées. Pourriez-vous me rejoindre avec votre torche, j'ai besoin de lumière par ici. Une porte bloque le passage.

 

Le barbare traverse la pièce, en écrasant au passage un petit navet d'un coup de talon.

Le navet pousse un cri plus aigu qu'une otite.

 

- Par le septième cercle, des navampires, dit l'invocateur le visage soudain devenu livide.

- Des navets empires ?

- Les navampires, mon ami, sont des légumes démoniaques qui se nourrissent exclusivement de pommes d'Adam. Ils adorent le craquant de ce cartilage, ayant même une préférence pour celui des femmes.

- Des femmes qui s'appellent Adam ?

 

Il y a à présent une cinquantaine de navampires dans la salle. Dressés sur leurs feuilles pareilles à de courtes jambes, ils avancent lentement vers leur repas. Une bouche difforme ornée de dents disgracieuses et tranchantes barre à présent leur robe crème. Leurs cliquetis rappellent le son des silex qui s'entrechoquent.

 

- Barbare, gagnez un peu de temps, j'ai peut-être une solution pour nous sortir de ce guêpier. J'espère que le remède ne sera pas pire que le mal...

- D'accord, j'y vais. Comment je fais pour gagner du temps ?

- Vous en massacrez un maximum. Imaginez que ce sont... des poulets d'élevage.

- Des poulets ? BERSEEEEEERK !!!

 

Le barbare lâche la torche et brandit une épée à la lame fatiguée. Son regard n'est que fureur, il découpe, tranche, débite, lacère les navets avec une précision inimaginable chez un carnivore. Lancé dans sa folle danse macabre végétalienne, il ne s'aperçoit pas que pour chaque navampire qu'il renvoie à la terre, deux nouveaux tombent du plafond.

 

Pendant ce temps, l'invocateur marmonne des paroles indistinctes accompagnées de vastes gestes incantatoires. Les yeux clos, il est à la merci des navampires, complètement absorbé par son rituel. Le barbare, prit d'une folie légumophobe, passe tout au fil de son épée, il vocifère comme un dément :

- Je Hais les légumes ! Mort aux tubercules ! Le potage pour les Hobbits ! La carotte pour les ânes !

Une lueur blafarde apparait entre les mains de l'invocateur. Vacillante, elle gagne rapidement en intensité pour former en quelques secondes une sphère de lumière laiteuse. L'invocateur, d'un geste brusque, la lance au dessus de lui où elle s'immobilisa à une dizaine de mètres du sol. La sphère prend de la consistance, sa lumière s'épaissit et s'intensifie. Enveloppée dans un voile duveteux, elle ressemble à une lune miniature. Sa lumière, trop faible, ondule sur le barbare et les navampires, transformant leurs sourires éteints en mâchoires infernales.

 

Le barbare commence à donner des signes de fatigue quand le voleur se matérialise à l'endroit de sa soudaine disparition. Malheureusement pour lui, une soixantaine de navampires affamés le sépare de ses compagnons. Trop occupés à vouloir dévorer le barbare, les légumes mutants ne semblent pas l'avoir vu.

 

- Mon ami ! Mais où étiez-vous donc passé ? hurle l'invocateur.

 

Le voleur, voyant s'évanouir tout espoir de rester dissimulé dans l'ombre, écarquille les yeux et fait un geste éloquent du majeur à l’attention de l'invocateur.

 

- Ne vous inquiétez pas cher ami, le barbare maîtrise la situation.

 

Le barbare, à bout de force, se prépare pour le dernier assaut. Tous ses muscles sont tendus de façon obscène, la sueur ruisselle sur son corps couvert de cicatrices, la lune artificielle se reflétant sur son crâne rasé.

 

Un grondement sourd raisonne alors dans toute la pièce. Une forme indistincte s'élève au milieu des navampires qui poussent à présent des cris stridents de terreur. À l'endroit même où le Tchernorabbit s'est évanoui, une créature se dresse sur ses pattes postérieures. D'une taille comparable à celle d'un Troll à crête, la créature arbore un pelage fuligineux. Avec ses pattes antérieures garnies de griffes tranchantes, elle sème un véritable carnage dans les rangs des navampires. Telles des piques à brochettes géantes, elles empalent sans distinction les frêles mutants légumineux.

 

Au sommet de ce corps massif et rebondi trônent deux têtes, étrange amalgame d'un lapin et d'un loup. Surplombant la scène, le pâle disque lunaire éclaire cette danse mortifère de ses rayons nacrés.

 

Les navampires, précipités du statut de convives à celui de dîner, gesticulent en tout sens et se ruent sur les parois de la salle, afin de tenter de fuir dans une impossible escalade. Quelques inconscients se jettent sur le monstre dans l'espoir insensé de lui dérober sa pomme d'Adam. Les plus malins fuient par le couloir d'accès en toute discrétion.

Remis de leur surprise, le voleur et le barbare rejoignent l'invocateur à côté de la porte.

 

- Que pensez-vous de mon Tchernorabbit-garou mes amis ?

- Qu'on ne trouvera jamais de terrine assez grande, répond le barbare.

- Est-il exclusivement végétarien ? questionne le voleur passablement inquiet.

- Le Tchernorabbit et le lapin nain à dent de sabres sont les deux seules espèces qui, sous une forme lycanthropique, préfèrent la viande aux végétaux. Nous ne devons d'être encore en vie qu'à la myopie très prononcée de l'animal.

- On attend quoi alors ?

- Cette porte, cher barbare, refuse de se mouvoir sur ses gonds. Une énigme décourageante semble faire office de clé.

- Une énigme ?

- Oui. Il est écrit : « Mon ouverture n'est pas aisée, à celui qui n'a pas de voix. Pensez à vous égosiller si vous voulez suivre cette voie ».

 

Le barbare se gratte la tête comme si une idée pouvait naître de ce stimulus. Puis il saisit sa hache et se jette sur la porte en vociférant. S'acharnant sur la porte avec la même rage que celle nécessaire à extraire une entrecôte d'un yak à l'agonie, le barbare résout l'énigme avec brio et la porte cède rapidement sous les assauts.

 

Avant que le Tchernorabbit-garou ne réalise que son dessert se carapate, les trois hommes s'engouffrent dans l'ouverture.

Le couloir est trop étroit pour que la créature ne s'y aventure, aussi, les trois rescapés font une pause salvatrice.

Le voleur qui brise le silence.

- Je n'arrive toujours pas à croire que ce minuscule lapin ait pu se transformer en un tel monstre.

- Je vous comprends mon ami, même moi qui suis un habitué, cela me surprend à chaque fois. Au fait, où avez-vous donc disparu juste avant que les navampires n'apparaissent ?

- Une irrépressible envie de satisfaire un besoin naturel.

- Ah certes, je comprends mieux.

- Attendez... taisez-vous un instant je vous prie... il me semble que quelqu'un m'appelle.

- …

- C'est assez lointain je dois dire, mais quelqu'un m'appelle, j'en suis sûr.

- Je suis désolé mon ami, je n'ai absolument rien entendu.

- Oui, oui, c'est étrange, la voix semble se rapprocher. Le ton est agressif.

- Vous vous sentez bien ? Je n'entends pas le moindre appel.

- Si, je vous assure, ça se rapproche.

 

Soudain, le voleur s'immobilise. Figé comme celui qui a croisé le regard de la Gorgone, ses yeux pétrifiés fixent un point imaginaire. L'invocateur lui passe une main devant les yeux, sans résultat. Assis contre le mur, le barbare dévore un morceau informe de viande séchée. Décontenancé, l'invocateur bourre sa pipe, un automatisme réconfortant.

 

- Sûrement une déconnexion, murmure-t-il en allumant sa pipe de bruyère.

- NOOOOOOOOOON!!!

 

Le voleur hurle de tout son être et détale comme si l'haleine d'un Balrog lui avait chatouillé la nuque.

 

- Non, non, non, non, noooon, m'man, attend, s'te plaît, je suis bientôt au point de sauvegarde. J'veux pas tout recommencer.

 

- Kevin !!! À table !!! Ça fait dix minutes qu'on attend. Je t'avais prévenu, je coupe le courant. Clac.

 

Les ténèbres.

31 janvier 2014

Amour, parquet et elliptique

 

 

 

Enfin ! Elle est revenue ! Et cette fois, sur ma piste. Ma piste ! Après cinq longues semaines d'attente, de frustration, nous allons faire connaissance. Notre première rencontre risque de faire un choc. Je la devine au loin, dans son écrin de cuir. Une simple fermeture glissière dorée me sépare d'elle . Je voudrais être clandestin pour franchir dans l'ombre cette frontière.

 

 

C'est un grand sec à lunettes qui la dénude. il y a trop de lumières, les verres scintillent et m'empechent de voir ses yeux. Il n'y a aucun désir dans ses gestes, il la déballe comme on sort un outil de sa boite.

 

Sous les nèons aux teintes chaudes, sa peau parait nacrée. La suface est brillante, presque sucrée, un polissage de douceur. ses rondeurs me font fremir. un délice de courbes, au-delà de la vulgarité d'un angle ou la rudesse d'une droite. sous l'épiderme, des nuances laiteuses rappellent les branches indistinctes d'une constellation. je manque m'effondrer lorsque ses trois yeux insondables se posent sur moi.

 

Le grand sec se redresse, son corps virgule se tend comme une exclamation. Sa main s'empare de ma promise et la souille. il la rapproche de sa poitrine alors que son autre main l'enveloppe avec fermeté. Derrière moi je sens mes compagnons se raidir. Dans son costume blanc, chacun rêve d'être le premier...

 

 

Le premier lancé. Le plus important. rien n'est plus intense qu'une première rencontre. les suites tentent vainement d'approcher cet instant parfait. l'échalas glisse, il est pressque élégant malgré sa silhouette d'albatros. son bras s'incline, la rotation s'accélère, le poignet solide, les doigts assurent leur prise. les courbes transformennt la violence du geste en délicatesse.

 

Elle dévale la piste, frénétique, sa trajectoire elliptique ne peut que me croiser. Sa course folle me cache son regard. elle tourbillone sur le parquet lustré. j'oublie les adversaires dans mon dos. elle se rapproche à une vitesse folle, en lévitation, et...

 

 

Strike !

 

 

Publicité
Publicité
31 janvier 2014

Pour quelques miettes d'écume

 

Pour Elora.

Puisse-t-elle ne jamais me trouver ennuyeux.

 

 

 

 

 

 

 

Quand Anna s’assit sur le banc, un escadron de pigeons s’approcha en quête d’une poignée de miettes. La jeune femme s’excusa auprès des volatiles d’être venue les poches vides. Elle se redressa, cherchant une position plus confortable et balaya la place de son regard de jade. Face à l'attitude affichée par la belle, les oiseaux rejoignirent les toits d’ardoises du quartier.

 

Anna consulta sa montre. Les aiguilles allaient bientôt chevaucher le 12. Elle croisa les jambes, son collant crépita. La foule défilait, une sorte de masse chamarrée dont elle ne distinguait pas les visages. Tout ce monde qui s’agitait lui donnait le tournis. Elle s’imagina dans l’œil d’un cyclone qui aurait englouti des milliers de crayons de couleur. Il y avait trop d’air, elle avait besoin de densité.

 

Elle sortit une cigarette de son sac et la coinça entre ses lèvres mauves. Ses dimanches libres, Anna aimait venir chercher l’abandon sur cette place pavée de solitude.

 

Un craquement. Une flamme dodue jaillit devant elle. Un homme assis à sa droite venait d’embraser une allumette.

 

- Si vous pouviez vous dépêcher, c’est la dernière.

- La dernière ?

- Allumette.

- Je… merci.

 

Les poumons se remplirent de fumée et la nicotine grimpa illico au cerveau. La foule ralentit autour de la jeune femme. Des corps s’évadèrent du vortex, des jambes, des visages, des rires. Après la deuxième bouffée, Anna était en phase avec son entourage. Ça sentait la frite et les gaz d’échappement. Les crayons de couleur cédèrent leur place aux fusains.

 

 

 

- Vous m’avez surprise, je ne vous ai pas vu arriver. Ni vous asseoir d’ailleurs.

- Désolé.

- Je vous offre une ciga…

- Non merci. J’aime trop le tabac pour accepter.

 

 

L’homme se cala sur le banc, il dépassait Anna d’une bonne tête. Effacé dans un costume trop grand pour lui, il sortit une petite pipe courbée de sa poche revolver. Elle représentait une sirène à la chevelure d’écume. D’une blague en cuir souple, il étira plusieurs brins d’un tabac ambré. Puis, il bourra le foyer. Les gestes étaient précis, sensuels. Les ongles en olive effleuraient à peine l’orifice calciné. D’un geste souple, il irrita le soufre qui s’embrasa. Il tira plusieurs fois sur le bec avant que le tabac se consume.

 

- Je croyais que vous n’aviez plus d’allumettes.

- J’ai menti.

- Ça vous arrive souvent ?

- Seulement lors du premier rendez-vous.

- Un rendez-vous ?

- Bien sûr ! Vous attendiez quelqu’un ?

- Euh… pas vraiment.

- Je m’appelle Edouard. Ravi de vous rencontrer.

 

La cloche de l’église Sainte Hélène déchira la quiétude ambiante douze fois de suite. Les pigeons restèrent de marbre sur leur toit d'ardoise. Pendant cet instant, seules les volutes de fumée se montrèrent volubiles. Anna écrasa au sol sa cigarette à peine entamée.

 

 

- Vous abordez souvent les inconnues de cette façon ?

- Uniquement celles qui n’ont pas de feu

- Vous n’êtes pas un peu âgé pour me draguer ?

- Pas du tout !

- On s'est déjà croisé quelque part ?

- C'est possible.

- Vous m'avez acheté un appartement ?

- Je vis à l’hôtel.

- Je suis certaine de vous avoir déjà vu !

- Il y a quelques années de ça, j'ai posé pour une grande marque de vêtements.

- Non... ça doit avoir un rapport avec la nourriture. Vous êtes chef !

- Disons plutôt capitaine. J'ai mon propre bateau. Dulcinéa.

- Non... C'est étrange, vous me rappelez certaines saveurs...

- N'allez pas trop loin dans vos souvenirs, vous pourriez vous noyer.

- Ça ne m’inquiète pas, un capitaine doit posséder quelques notions de secourisme.

- En effet. Et d'archéologie également.

- Si vous deviez me réanimer, j’espère que vous tiendrez plus d'Indiana Jones que du Capitaine Haddock. Au fait, je m'appelle Anna.

 

Elle risqua un regard vers l'homme. Leurs yeux se rencontrèrent pour la deuxième fois. Il avait des iris gris que quelques scories dorées venaient grignoter. Comme un mauvais acier attaqué par la rouille. Les lèvres de l'homme frémirent et Anna tourna la tête.

 

- Vous me donnez l'impression d'avoir perdu quelque chose.

- C'est l'archéologue qui parle ?

- Non, l’observateur.

- Je n'ai rien perdu dont je voulais me séparer.

- Je ne vous crois pas.

- Qu'est ce qui vous fait croire que je mens ?

- Mais vos yeux Anna... ils sont si desesperés.

 

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

Anna travaille dans une agence immobilière. Elle habite dans un appartement au balcon fleuri qu’elle loue à sa tante. Du matin au soir, elle vend des maisons. Avec et sans jardin, avec et sans enfant. On vient la voir pour s’acheter une vie alors que la sienne est à crédit. Dans son petit bureau de la rue des peupliers défilent les clients et les chèques à sept ou huit chiffres. Il y a tellement de zéros. Et pas un seul arbre dans la rue.

 

Ce midi, Anna va faire visiter une maison qui végète au boulevard Haussmann. Un couple sans famille. Il est chirurgien dans une clinique privée, elle est productrice pour la télévision. La vie est un tétris, il suffit d’empiler les blocs. Anna va essayer de glisser un carré de briques rouges de deux étages. Un carré contre un chèque. Tous ces zéros pour combler du vide.

 

 

Madame arrive en avance dans sa voiture électrique. Quand elle s’extrait du véhicule, son tailleur anthracite se détache sur fond de carrosserie rose. Avec ses cheveux noirs rassemblés en un chignon torsadé, elle ressemble à un bâtonnet de réglisse. A l’abri derrière son sourire, elle détaille la tenue d’Anna. Ça semble lui convenir, elle tend une main amicale et assène la première banalité :

 

- Bonjour. Je viens de tomber sous le charme de votre ensemble.

- Bonjour Madame. Je vous remercie.

- C’est un Gucci ?

- Non. Un Gémo.

- Tiens, je ne connais pas… Mon mari n’est pas encore arrivé ?

- Non Madame.

- Vous savez ce que c’est avec les chirurgiens, s’ils pouvaient s’installer à la clinique...

 

Anna essuie une poussière imaginaire sur sa veste, une attitude qu’elle a développée pour briser le rythme d’une discussion. Elle cherche ensuite un sujet de conversation haut de gamme. Elle se rappelle avoir lu dernièrement un article en patientant chez son dentiste. Un émir qui possédait un palais avec dix-huit salles de bain où chaque baignoire était en or massif.

 

Avant d’avoir remué les lèvres, Anna entend s’élever la voix de Jacques Brel. Le chanteur donne un concert privé dans le sac de sa cliente.

 

Rêver un impossible rêve

Porter le chagrin des départs

Brûler d'une poss…

 

 

Le téléphone obèse jaillit du cuir et vient se plaquer sur l’oreille endiamantée.

 

- Allo ? Jean-Charles ? Oui. Oui. Oui ? Non ! C’est le troisième cette semaine. Je t’avais dit de prendre ta journée. On y arrivera jamais. Non, on en parlera ce soir.

 

 

 

L’appartement est spacieux, lumineux. Par la baie vitrée, on peut voir un ciel sans nuage. Le parquet dévoile ses parallèles parfaites, de doux effluves de cire se mêlent à ceux de la peinture.

 

- Je peux ouvrir la fenêtre, l’odeur m’agresse.

- Je vous en prie.

- Les travaux sont tout récents non ?

- Les peintres ont fini hier.

 

Anna reste immobile au milieu de la surface boisée. Sa silhouette se fond sur les lattes. Autour d’elle la cliente volette. Elle la regarde s’activer, butiner de vitre en vitre, attirée davantage par la rue que par la visite.

 

- C’est vraiment très grand. Tout ce blanc me donne le vertige. Vous êtes mariée ?

- Je…

- Excusez-moi, je suis un peu directe. Jean-Charles et moi sommes mariés depuis neuf ans. On cherche un cadeau pour nos noces de faïence.

- Félicitations.

- Les chambres sont immenses. C’est parfait. On aura chacun notre bureau. Heureusement que l’on n’a pas d’enfants.

 

La femme pousse un petit rire aigu qui remplit l’espace. Plus la cliente s’agite, plus Anna se sent creuse. Elle plonge son regard dans le bleu du ciel. Mais il n’ y pas assez de nuages pour la consoler. Elle entend la voix perchée de sa butineuse. Elle sait qu’elle ne prendra pas l’appartement. Cette femme ne cherche pas à meubler des pièces, elle veut juste combler son existence avec des zéros. Madame n’est qu’une virgule de plus dans l’histoire de sa vie de vendeuse.

 

- La terrasse est magnifique ! On aperçoit même les Galeries au loin !

- Oui, ce logement est idéalement placé.

- Je me demande si… Ahhh mais quelle horreur !

 

Dans l’angle de la terrasse, un pigeon défraîchi défèque en silence sur le dallage marbré. Son plumage cendre s’unit à la pierre. La productrice affiche une moue de dégoût et agite son sac à main pour effrayer l’animal. Avant de s’envoler, il lance un regard stoïque. Anna comprend que la visite est terminée.

 

 

 

***

 

 

 

 

 

- Alors, qu’avez-vous perdu ?

- Je… désespérés ?

- Oui. Vos yeux sont ternes, éteints. Votre cigarette écrasée a plus d’ardeur que vos prunelles. Je pense que vous naviguez en profondeur et qu’il y a longtemps que vous n’êtes pas venue à hauteur périscopique. Alors, qu’avez-vous perdu ?

 

Anna se laissa envelopper par le banc. Elle serra les poings pour sentir ses ongles s’enfoncer dans ses paumes. Autour d’elle, il n’y avait que des regards qui la jugeaient. Une déferlante glacée la submergea. L'angoisse traversait à gué. Son cœur augmenta la cadence pour réchauffer son corps crispé. Sortie de nulle part, la main chaude d’Edouard vint épouser la courbe d’une de ses joues. La chaleur se diffusa par vagues à travers elle, Anna demeura captive, incapable de réagir. En quelques secondes, sa détresse ne fut plus qu’écume.

 

Edouard retira sa paume et fouilla dans une poche. Il extirpa une poignée de miettes qu’il lança à la volée sur les pavées.

 

 

- Vous avez déjà nourri des pigeons ?

- Euh… non.

- Prenez-en un peu. C’est de la baguette, ils adorent ça.

- C’est que je n’aime pas trop les oiseaux.

- Ils ne vous aiment pas non plus, rassurez-vous. Ils veulent simplement manger.

 

Anna lâcha sans conviction quelques croûtes sur le sol. Une dizaine de volatiles levèrent le bec et se précipitèrent sur l’offrande. Jouant des ailes et de la gouverne, les emplumés donnaient l’impression d’un pack de rugby labourant la terre. Leur attitude était si grotesque qu’un demi-sourire se dessina sur les lèvres d’Anna. Elle s’étonna qu’un spectacle aussi futile puisse l’émouvoir. Cette scène, d’une totale vacuité, inspira sa pensée.

 

Quand elle n’eut plus de nourriture à proposer, une vingtaine de pupilles globuleuses la jaugèrent. Vingt points d’interrogation à plumes.

 

- Edouard, si je vous disais que j’ai perdu l’esprit.

- Vous pouvez préciser ?

- Ça fait deux ans que mes dimanches disparaissent. Je n’en ai aucun souvenir. Tous les samedis soir, je m’endors et je me réveille à chaque fois un lundi. Je sais qu’il n’y a rien de surnaturel, mes proches peuvent en témoigner.

- C'est-à-dire ?

- Il y deux semaines, j’ai passé le week-end avec une amie. Tout le week-end. Dimanche, nous sommes allées faire de la barque sur le lac. Je ne me souviens de rien. Mon amie m’a même montré des photos. J’ai encore le ticket pour la location du bateau dans mon sac.

- Seulement les dimanches ?

- Oui.

- C’est peu commun, en effet.

- Et d’avoir oublié l’enterrement de ma propre mère, vous trouvez ça comment ?

 

Edouard tira une longue bouffée sur sa pipe. La fumée qui s’échappait du foyer donnait du mouvement à la chevelure de la sirène.

 

- Anna ! Voulez-vous manger une glace ?

 

 

***

 

 

 

Face au lac, la petite fille regarde les cygnes en balançant ses pieds dans le vide. Son père n’aime pas quand elle s’assoit sur la digue, il trouve ça dangereux. Sur l’eau apaisée, le soleil multiplie les taches incandescentes. Anna distingue avec peine plumages et reflets. Elle rêve d’un gros nuage, une barbapapa grise qui viendrait dévorer la boule de glace orangée.

 

- Anna ! Descends de là, tout de suite !

- Oui papa.

- Je ne sais pas si tu as bien mérité ton cornet.

- Oh si !

- Alors viens, on va s’asseoir ailleurs.

 

Le père et la fille s’installent à l’ombre d’un platane. La densité du feuillage offre au sorbet un nouveau sursis. La langue caresse avec paresse la surface rugueuse et acide. Jaune et rose se succèdent et se lient. La boule citron s'imagine étoile.

 

Le regard posé sur le gris du Léman, l’homme est impassible. Il semble absent, seul son corps est resté à quai. Ses pupilles naviguent, ses iris captent la brise. Anna le voit si près, il est pourtant si loin. Il y a tant de bleu dans ses yeux que l’horizon en pâlit. Où qu’il soit, la fillette aimerait que son père l’emmène avec elle.

 

Une goutte de sorbet vient s’écraser sur la cuisse imberbe. Anna contient l’hémorragie du bout de l’index. En relevant la tête, elle devine sa mère qui arrive. Étriquée dans sa panoplie du dimanche, elle pose un regard sévère sur son enfant. Dans l’ombre de sa silhouette, la boule acidulée parait durcir.

 

- Anna ! Dépêche-toi ! Tu vois bien que ta glace fond !

- Oui maman.

- Manger ça maintenant ! Encore une idée de ton père je suppose ?

 

Anna baisse les yeux sur ses chaussures vernies. Elle voudrait se rapprocher du cuir pour y voir un visage sympathique. A côté, papa s’anime, il juge sa barbe naissante d’un revers de main.

 

- Alors chérie, la messe s’est bien passée ?

- Non ! Le nouveau prêtre est plutôt médiocre.

- Il n’a pas cité Saint Jérôme ?

- Ne soit pas sarcastique !

- Désolé…

- Une glace à midi, on aura tout vu.

- Anna avait faim. Et puis le soleil m’a encouragé.

- C’est pas malin. Anna ! Dépêche-toi de finir ! Ça te coule entre les doigts !

 

La petite fille obéit. Sa langue anesthésiée par le froid ne décèle aucune saveur. Sa mère pose un œil accusateur sur le cornet zébré de jaune. Anna se demanda si cette femme est capable de voir au-delà. L’a-t-elle un jour seulement regardée ?

 

 

 

***

 

 

 

- Anna ?

- Je… oui ?

- Vous venez ?

 

 

Edouard saisit la main de la jeune femme et franchit la place de sa démarche rectiligne. Là encore, Anna fut emportée par la chaleur qui émanait de la paume. Elle s’imaginait flottant à quelques centimètres du sol, halée par cet inconnu. Ouvrant la marche, les oiseaux se dandinaient sur leurs pattes courtaudes.

 

Ils traversèrent plusieurs rues, croisèrent quantité de passants qui se retournaient au passage de cette étrange procession. Les volatiles aimantaient les regards et accrochaient les sourires. Anna se laissait guider, soumise, comme elle l’avait toujours été. Elle aimait se réfugier dans l’abandon, lâcher prise. On ne gagne rien à décider.

 

 

Un soir de mai, elle avait demandé à son père si on rêvait encore, une fois adulte. Il avait répondu que lorsque ça n’arrive plus, c’est que l’on a trop grandi. Enfant, il voulait avoir un bateau pour faire le tour de tous les océans. Il se voyait à la barre, manœuvrant son navire de port en port, bravant les tempêtes et les vagues en colère. Il souhaitait voyager, vivre des aventures, contrer les vents pour décider de la direction à suivre. Un capitaine Nemo, avec sa barbe aux senteurs de sel et de tabac.

 

Une fois adulte, il réalisa qu’il s’était trompé. Ce soir-là, il dit à sa fille qu’une fois en mer, le plus important n’était pas le cap, mais l’équipage. La route comptait plus que la destination.

 

 

Les oiseaux s’arrêtèrent devant le kiosque d’un marchand de glaces. Suspendus à la verticale du toit, une douzaine de ballons aux couleurs vives s’étranglaient au bout de leur longe en nylon. Anna songea un instant qu’elle aimerait bien gouter un sorbet arôme hélium.

 

Edouard commanda deux parfums, vanille et citron. Le serveur arracha avec précaution les copeaux gelés qui se recroquevillèrent en une sphère craquelée. Anna imagina des vagues sucrées venant s’écraser sur la digue dans une gerbe de

chantilly. Quand elle posa sa langue sur la croute offerte, une fragrance de l'enfance la submergea. Edouard préférait les baisers aux caresses. Ses lèvres effleuraient la boule en quête de frissons. Escortés par le brouhaha continu de la foule, ils s’éloignèrent du kiosque pour rejoindre un attroupement de touristes photographes.

 

Les flashs crépitaient et les objectifs déshabillaient sans pudeur un mime à l’allure de centurion. Rassemblés en Colysée autour de l’artiste, les congés payés mitraillaient sans retenue. Aucun ne déposa de pièce pour animer la statue. L’homme semblait extrait du flot temporel. Juché sur une peau d’ours synthétique, son regard se portait sur un horizon bordé d’un dentier d’immeubles. Son armure dorée reflétait un soleil mou et son épiderme nu paraissait baigné d’or. Tout en lui n’était que fixité. Anna pensa que même un séisme ne pourrait rompre sa posture.

 

A ses pieds, une misérable boite en carton abritait quelques euros.

 

Edouard déposa un billet sur les pièces qui échappèrent à l’insolation. La statue sursauta comme victime d’une décharge électrique et s’inclina pour remercier son donateur. Pendant un instant, Anna crut deviner la courbe d’un sourire sur le visage fardé.

 

Le centurion s’anima au ralenti, soumis à une pesanteur presque saturnienne. Il y avait dans sa gestuelle la grâce d’une Pina Bausch et la maladresse du nourrisson. Les photographes à casquette malaxaient leurs déclencheurs comme on appelle un ascenseur. Le regard du mime était si impassible qu’il en oubliait de refléter les flashs.

 

Anna fixait la figure peinte. La peau si lisse, les pores étouffés sous une couche de maquillage nacré. Pendant un instant, elle aperçu une étincelle verte flotter dans les iris. Dans ce halo émeraude, elle se vit étouffer. Enserrée dans son tailleur jaune, un masque occultant ses traits, elle était incapable de pleurer ou de crier. Des costumes vides décrivaient des cercles autour d’elle et expulsaient des billets par leurs manches béantes. Dès qu’ils touchaient le sol, Anna avançait d’un pas cassé. Ses pieds suivaient une ligne gluante qui s’accrochait à ses semelles. Une odeur de tabac et de citron s’insinua dans ses narines.

 

Elle sentit soudain une pointe gelée lui mordiller la cuisse. Une goutte de glace se dilatait dans les mailles de son collant.

 

 

 

 

***

 

 

 

La petite fille joue sur la terrasse, à cheval sur un vieux polochon à la retraite. Papa a retrouvé ce mustang en nettoyant le grenier. Depuis, elle ne peut plus s’en séparer et a déjà remporté une dizaine de concours équestres.

 

La journée a débuté de façon amicale. L’ombre du figuier morcelle l’unité du gazon et les pâquerettes offrent un excellent dessert à l’étalon.

 

Anna s’apprête à franchir l'ultime obstacle quand elle voit sa mère sortir de la cuisine. Un chapeau en osier au repos sur sa chevelure de jais, elle cisaille l’air de ses pas rapides. Pourtant, elle ne marche pas assez vite pour évaporer les larmes qui roulent sur ses joues. La silhouette s’évanouit derrière les forsythias. Anna reste figée sur sa monture en plumes d’oies. Maman semble bien triste ces derniers temps. La petite fille repart au galop sans une pensée pour sa mère.

 

 

 

***

 

 

 

Le sorbet glissait entre ses doigts avec insouciance. Anna fixait le point d’impact sur le sol où un cratère d’agrume venait de naître. A chaque goutte qui s’évanouissait, elle sentait un peu de réconfort s’insinuer en elle. Comme une saignée, elle expulsait la toxine.

 

- Anna, votre glace fond.

- Oui.

- Vous n’aimez pas le citron ?

- J’adore.

- Vous avez une étrange façon de consommer un sorbet vous savez ?

- Vous pouvez en acheter un autre s’il vous plaît.

- Avec plaisir.

 

Quand Edouard revint, le mime avait retrouvé sa posture minérale. Entre les orteils colorés d’Anna, des scories jaunâtres modelaient un volcan d’Auvergne. Elle saisit le nouveau cornet et attendit. Le troupeau de touristes changea de pâturage, guidé par l’animateur équipé d’un porte-voix.

 

 

Quelques pigeons tentèrent de picorer le sol. Sans succès. A mesure que la glace s’écoulait, Anna se sentait flotter. Une sensation d’abandon mêlé de réconfort, le câlin d’une maman après une chute à vélo. Pour Anna, c’était surtout son père qui accourait lorsqu’elle avait besoin d’un sparadrap pour rafistoler sa tristesse. Il la serrait dans ses bras de guimauve alors que sa mère la sermonnait de ses saillies givrées.

 

 

 

***

 

 

 

Anna laisse son étalon brouter quelques pâquerettes. Il a besoin d’un peu de couleur, sa robe lui parait bien grise. Elle se dirige vers la cuisine ; de la radio s’échappe un air de classique. Son père est debout derrière la table où il émince un oignon. La lame tranche sans hésitation, guidée par un geste mécanique. Les yeux perdus dans le vague, l’homme n’a pas vu sa fille.

 

- Papa !

- Oh ! ma grande.

- Tu fais à manger ?

- Eh oui. Spaghettis à la bolognaise.

- Super ! J’adore ça !

 

Anna s’installe pour profiter du spectacle. Elle regarde le couteau qui émiette le bulbe, émettant un craquement à chaque pression. Un jus clair s’échappe des sillons charnus et Anna sent les premières larmes rouler sur ses joues. L’oignon est le locataire le plus romantique du potager. Il ferait rougir une endive. La petite fille soulage ses yeux d’un revers de manche alors que son père exile sa victime dans une poêle baignée d’huile d’olive. Un crépitement s’élève et Anna écoute le légume siffler. Elle aime quand son papa fait chanter la nourriture.

 

- Ma pauvre. Les oignons sont vraiment sans cœur.

- Mais toi, ils ne te font pas pleurer ?

- Plus maintenant. J’ai l’habitude.

- Et maman, pourquoi elle pleurait tout à l’heure ?

 

Le père sort un morceau de viande rouge du frigo. Il essuie son couteau sur un vieux torchon et en passe le fil sur un fusil à aiguiser.

 

- Elle est triste, je crois.

- Vous vous êtes disputés.

- Pas vraiment. On a discuté. Une conversation de grands.

- Ca doit être ennuyeux.

- Les adultes sont souvent ennuyeux.

- Vous avez parlé de quoi ?

- De bébé. Maman voudrait bien que tu aies un petit frère.

 

Un petit frère ? Anna aime cette idée. Un nouveau satellite pour graviter autour de sa mère laissera son père à elle seule. Elle sait que chaque parent a un enfant préféré. Sa maman affichait tous les jours qu’elle attendait d’avoir le sien.

 

- C’est génial papa ! Il va bientôt arriver ?

- Anna. Je crois bien qu’il ne viendra jamais.

- Quoi ?

- Ma puce, je suis au bout de mon voyage. Il faut que je change d’équipage. Avec maman, on ne va plus dans la même direction.

- Mais… et moi ?

- Tu vas rester à la maison, avec maman. Je vais trop loin pour que tu viennes.

 

 

Des larmes coulèrent. Mais cette fois, les oignons n’y étaient pour rien. Au loin, les cloches de l’église annonçaient aux paroissiens la fin de la messe.

 

 

 

***

 

La journée s’achève. Madame est repartie dans son auto écolo. Le chéquier n’a récolté aucune signature, les zéros flottent dans l'encre du stylo. Anna hait les samedis. C’est sa journée la plus difficile, les clients sont souvent agressifs. Ils achètent de l’immobilier comme une plaquette de beurre au supermarché. Le prix distributeur avec la qualité de la grande marque. Le samedi est le seul jour qui possède un S. Une lettre vicieuse, sinueuse, en reptation.

 

Ses samedis sont presbytes, ils ne voient qu’aux lundis.

 

Ce soir-là, Anna monte les escaliers en colimaçon. Elle évite l’ascenseur, même les rares fois où il fonctionne. La grille de sécurité en losange lui a une fois mordu l’annulaire gauche. Sa peau fragile s’est ornée d’un anneau bleu, une alliance de sang pour des noces d’hématome. Elle a subi les moqueries de ses collègues. « Pour une fois qu’on en pince pour toi », disaient-ils.

 

Elle arrive sur le palier, la tapisserie se décolle par endroits. On dirait qu’elle lui fait un clin d’œil. Une odeur lui chatouille le nez, sûrement des agrumes, ou des cousins éloignés. Alors qu’elle tente d’exhumer ses clés du sac en cuir, un léger souffle vient lui caresser la nuque.

 

- Anna ? Bonsoir.

 

Luc Monier, le voisin. Un être charmant qui ne s’habille qu’avec du tissu bio et travaille dans un fast food. Il flotte toujours dans son sillage un étrange parfum de friture et de lavande. Anna se retourne et lui adresse un sourire symétrique.

 

- Vous avez oublié non ?

- Pas du tout. Je viens juste d’arriver.

- Très bien. On vous attend alors. Ne vous sentez pas obligée d’apporter quelque chose.

 

La porte se referme sur un maelström de discussions. Luc fête son départ, il déménage dans une semaine. Un souvenir mal imprimé. Un de plus. La silhouette du voisin encore incrustée dans la rétine, Anna se demande combien de convives peuvent s’entasser dans un T2.

 

Elle fonce dans la salle de bain, fait un arrêt au stand toilettes. Elle regonfle sa poitrine avec un soutien-gorge push-up, trace des courbes noires autour de ses paupières et drape de rouge ses lèvres sèches. Un coup rapide sous les aisselles, une goutte de parfum derrière les lobes et les iris passent au vert. Avant de sortir, elle déleste le frigo d’une bouteille de rosé. Aucun danger, la route est droite pour rentrer.

 

 

- Merci Anna. Il ne fallait pas. Je vais la mettre au frais en attendant.

 

 

L’appartement est bondé. Anna subit de face cette déflagration de voix, de regards et d’odeurs. Des visages se tournent, des lèvres s’agitent, les corps vibrent. Elle est l’intruse dans la masse. Elle doit montrer son appartenance à la communauté, prouver son allégeance au seigneur des lieux. Anna rentre les épaules, aiguise son sourire et commence à louvoyer en direction du bar. Elle frôle, caresse, évite les convives qui oscillent comme des bouées. Elle remonte le courant et défie les haleines alcoolisées. Enfin le bar, où plusieurs personnes ont déjà échoué, l’œil en berne et la mâchoire ébréchée.

 

Derrière le comptoir, un serveur filiforme remplit des gobelets à grand coup de louche en inox. Anna s’approche et les effluves indiquent que le punch est chargé en rhum. L’inconnu lui tend un verre en plastique.

 

- Anna ?

- Oui ?

- Tu ne te souviens pas de moi ?

- Je devrais ?

- Pas vraiment. On était dans la même promo à l'université.

 

La première gorgée d’alcool attendra. Le barman espère une réponse. Anna cherche dans les méandres de sa boisson.

 

- Tu es…

- Hugo.

- Je voulais dire… tu es sûr ?

- Plutôt oui.

 

Tel un phare, la jeune femme projette son regard sur l’assemblée. Les bouées ont disparu, il ne reste que des récifs. Elle creuse les alvéoles de sa mémoire. Il y a trop de courants d’air. Aucune trace d’un quelconque Hugo. Il est aussi maigre que l'ombre d'un souvenir. Même sa voix semble s’évanouir. Il ressemble à une équation incomplète, déséquilibrée, faite de barres et de traits. Son corps brise les courbes, il a chassé parenthèses et zéro, il n’est qu’essentiel. Anna se demande s’il pourrait l’être pour elle.

 

- D’habitude, c’est les mecs qui ont la mémoire courte.

- Je n’ai pas assez d’expérience pour confirmer.

- Tu ne bois pas ? Tu n’aimes pas le punch ?

- Si. Mais on boit pour oublier non ?

- En tout cas, je suis content de t’avoir revue. On essaie de se recroiser avant la trentaine ?

- Faudra faire vite alors.

- Je te laisse ma carte. Tu viens au déménagement ?

- Aucune chance. Je suis allergique aux départs.

 

Anna s’extirpe avec difficultés des yeux de son barman. Elle pose un œil distrait sur le carton imprimé. Hugo Lebon. Colombophile. Un nom qui donne envie de roucouler.

 

Elle se dirige vers la cuisine pour trouver du réconfort. Le rosée doit être bien frais. Elle aperçoit son hôte, lancé dans un exposé sur la douceur de sa chemise en fibres biologiques. Luc attire une belle corolle de célibataires aux décolletés pigeonnants. Certaines s’imaginent panda dévorant de jeunes pousses de bambous.

 

Anna ouvre le frigo d’un autre âge. Une période glaciaire a investi l’étage inférieur et la bouteille de rosé commence à cristalliser. Elle la délivre d’un geste et rebrousse chemin. Une fois chez elle, Anna sort un verre à cognac et libère le vin. Elle n’a jamais su boire, mais excelle pour oublier.

 

 

***

 

- Mes parents ne se sont jamais aimés.

- Pourquoi dites-vous ça Anna ?

- L'amour n'est qu'une friandise. Il faut un projet pour sceller vraiment un couple.

- Comme un enfant.

- Oui. Et je n'ai pas été in lien suffisamment solide.

- Peut-être

- Le révélateur de leur indifférence.

- Je vous trouve sévère. Il est possible que le lien n'ait pas été rompu, mais simplement... déplacé.

 

 

Anna jeta les cornets au sol. Ses phalanges collaient, soudées par le sucre. Edouard réajusta sa veste d’un mouvement d’épaule et sortit un mouchoir de sa poche. Il essuya une croûte de sorbet au coin des lèvres. Il proposa l’étoffe à la jeune femme qui nettoya ses mains.

 

- Vous savez Anna, il fut un temps où moi aussi je ne perdais pas une goutte de glace. Il fallait, chaque jour, se dépêcher de vivre. Au début, on est euphorique d’être l’ogre de sa propre existence. Aller toujours plus vite, survoler au lieu d’approfondir. La vitesse dévore l’ennui, mais elle rend lisse et flou tout ce qui nous entoure. Nous avons tous une raison de céder à la hâte. Quelle est la votre Anna ? Qu’est-ce qui vous fait souffrir au point de vouloir asphyxier vos souvenirs ?

 

La jeune femme sortit une cigarette de son étui. Elle l’alluma et la laissa se consumer, bien calée entre ses doigts.

 

- Je ne fais que traverser ma vie et je n’ai fait encore aucune escale. Mon père est parti car il s’ennuyait avec nous. Je crois que je l’ai compris trop tôt. Maman aussi. On ne gagne rien à grandir trop rapidement. La vitesse ? Oui, vous devez avoir raison. Elle me sert à fuir. Elle efface tout, même la douleur. Même les dimanches.

- Jacques Brel disait que l’on n’oublie rien, on s’habitue. Pourquoi accorder si peu d’importance à vos souvenirs ?

 

Anna se redressa et se planta face à Edouard. Elle se sentait épuisée, vidée par un effort trop soudain.

 

- Merci Edouard. Vous m’avez apporté plus en une après-midi qu’en deux ans de thérapie. C’est ma lâcheté qui m’a fait oublier la mort de maman. Son enterrement est la cause de mes oublis. Il me faudra vivre avec. Je ne pense pas que nous nous reverrons.

- Comme vous voulez. De toute façon, demain vous aurez effacé cette journée.

- C’est probable. Au fait, je vous dois combien pour cette charmante séance ?

- Un jour de votre vie.

- Quoi ?!

- Je demande à mes clients de passer une journée avec moi.

- Euh… bien, faisons comme ça. Mais nous ne sommes restés qu’une demi-journée ensemble.

- C’est juste. Je vous accorde donc un demi-tarif.

- Adieu Edouard.

- Au revoir Anna.

 

 

 

 

***

 

 

Tangalooma est une petite île au nord-est de Brisbane. Le sable croustille, la mer s’étire en de fins rouleaux et le ciel uni s'exhibe sans nuages. Edouard a amarré son voilier a proximité de la crique depuis plusieurs semaines. Il profite de la saison morte pour s’abreuver de solitude.

 

Il s’installe dans son hamac filet, vestige d’une escale à Madagascar. Il l’a choisit car les mailles sont serrées et ne marquent pas la peau. Longtemps accroché en compagnie de gousses de vanille dans une vieille échoppe, il en a gardé la senteur enivrante. Dormir entre ses nœuds est la promesse de rêves sucrés.

 

Le roulis du bateau va bientôt produire les premiers symptômes du sommeil. Edouard guette le premier bâillement, signal de la chute des paupières. La précipitation serait une insulte envers la pureté du bleu aérien.

 

C’est le téléphone qui se montre injurieux. La sonnerie désuète arrache Edouard à toute tentative de sieste.

 

La conversation s’engage. Les secondes passent et le visage du plaisancier semble perdre de son éclat. Ses lèvres remuent à peine. Seul le bateau donne un peu de mouvement à son corps immobile.

 

Il raccroche et laisse tomber le combiné sur le pont. Sa femme est morte. Après vingt et un ans de séparation, il ne sait pas s’il doit pleurer.

 

Il se redresse telle une araignée ivre. Dix fuseaux horaires et deux décennies n’arrivent pas à endiguer la douleur. Sur son bateau, les quatre océans l’ont plusieurs fois invitées à sa propre sépulture. Malgré les avances des orages et des tempêtes, il a toujours refusé de s’y rendre. Quand la mort devient une maîtresse, on oublie qu’elle peut être infidèle.

 

Anna… le seul lien qu’il lui reste avec le continent. Il n’a jamais aimé marcher, même avec une petite main dans la sienne. Edouard ignore ce qui ferait le plus souffrir sa fille : perdre sa mère ou retrouver son père ?

 

 

 

 

 

 

Pour la première fois de sa vie, Edouard prend l’avion. Une machine creuse qui transforme la beauté en urgence, l’errance en célérité. Le voyage n’existe plus car il n’y a que la destination.

 

Il reste six heures avant l’enterrement. A la sortie de l’aéroport, il s’engouffre dans un taxi. Une allemande aux sièges moelleux. L’odeur de plastique l’irrite. Il ouvre sa fenêtre, malgré la grogne du chauffeur caressé par la clim.

 

Vous allez où ? Edouard ne sait pas encore. Va-t-il dire adieu à une épouse ou retrouver une fille ?

 

Quand il arrive au cimetière, la cérémonie religieuse vient de s’achever. Une foule compacte sort, une procession grouillante aux yeux bouffis. Edouard n’aime pas ces gens là. Ils ne viennent que pour exorciser leurs propres angoisses. S’épancher sur un cadavre leur assure d’être en vie. Lui, il ne craint pas de partir, la mort est un voyage comme un autre.

 

Quand le cercueil émerge de la porte romane, il aperçoit dans son sillage la famille proche. Il reconnaît Anna dans la seconde. Elle porte un chapeau en osier sur la tête et son chagrin dévale sur ses joues. Un soleil indésirable va se réfugier derrière un mouchoir cotonneux. Les lunettes teintées restent plantées sur les visages. L’hypocrisie s’accommode de cette part d’ombre.

 

Edouard se place en retrait. Le prêtre rumine des évidences, cite les auréolés et invite la famille à adresser ses adieux. Le cercueil entame sa descente dans une fosse creusée aux cordeaux. Le vieil homme ne voudrait pas mourir ici. La fin y est trop définitive. Être englouti par une tempête laisse une place au doute.

 

Les lunettes de soleil se sont éloignées. Au pied de la tombe, il ne reste que les fleurs et un bouquet de larmes pour arroser. Anna regarde le marbre se colorer. Edouard s’approche et dépose une fleur de marguerite sur la dalle.

 

- Mes condoléances Anna.

- Merci monsieur. Vous connaissiez maman ?

- Nous avons travaillé sur le même projet il y a plusieurs années. Une belle réussite.

- Je ne me souviens pas qu’elle m’ait parlé de vous.

- Oui, nous ne nous sommes pas quittés en bons termes.

- Elle parlait assez peu de son travail. Mais j’ignorais qu’elle avait un collaborateur en tant qu’institutrice.

- Notre projet était d’ordre familial.

- Je ne suis pas certaine comprendre.

- Anna, il y a longtemps de ça, j’ai été votre père.

 

 

 

***

 

Quand Anna s’assoit sur le banc, un escadron de pigeons s’approche en quête d’une poignée de miettes. La jeune femme sort quelques graines de sa poche et les jettent devant elle. Elle se redresse, cherche une position plus confortable et balaye la place de son regard de jade.

 

Autour d’elle, les gens avancent. Ils suivent le fil imaginaire de leur vie, ils sont des funambules qu’un mauvais pas pourrait orienter vers la fantaisie. Surtout, fixer devant soi. Il n’y pas d’avenir sur les côtés.

 

Anna sort une cigarette de son sac et la coince entre ses lèvres.

 

Un craquement. Une flamme dodue jaillit devant elle. Un homme assis à sa droite vient d’embraser une allumette.

 

- Si vous pouviez vous dépêchez... c'est la dernière.

- C’est la dernière ?

- Allumette.

- Je... merci.

- Tenez, cette carte est tombée de votre sac quand vous preniez votre cigarette.

 

Anna arrache une bouffée de tabac blond. Sa main gauche replace la carte entre les pages de son agenda.

 

- Je n'ai pas pu m’empêcher de regarder votre carte. Vous connaissez vraiment un colombophile ?

- Pas vraiment. C'est une personne que j'ai croisé hier lors d'une soirée. Vous êtes toujours aussi direct avec les inconnues ?

- Non, excusez-moi. D'habitude, je préfère louvoyer.

- Vous me rappelez quelqu'un...

- C'est possible.

- Vous m'avez acheté un appartement ?

- Je vis à l'hôtel.

- Je suis certaine de vous avoir...

- Déjà vu ? Non. Je m'en souviendrai.

 

Un nuage ventru s'interpose un instant devant le soleil. Sur la place, des bourrelets ombrés s'étalent en douceur. Le complet des pigeons devient monochrome, un voile s'étire sur les yeux d’Édouard.

 

 

- Je vais encore vous semblez cavalier mais... que diriez-vous de manger une glace ?

- … pourquoi pas.

 

 

 

 

***

 

 

Dans ce petit cimetière de village, l'herbe est assez fraîche pour jouer avec le vent. Les aiguilles de chlorophylle pointent vers le ciel comme pour indiquer le chemin à suivre. Par endroit, les tombes semblent flotter sur ce vert ondoyant. Une sensation horizontale, la mort terre à terre. Nulle faucheuse ne viendra raccourcir ces têtes végétales.

 

- Anna, il y a longtemps de ça, j'ai été votre père.

 

Le dimanche est le meilleur jour pour une sépulture. Dieu lui-même peut y assister. Les ruelles sourdes, les commerces muets, les passants qui s'effacent. Le silence s'habille de noir et s'invite au bras de l'église.

 

L'herbe grasse amortit le corps frêle d'Anna. Les yeux clos, le teint diaphane, elle s'évanouit sur l'étendue apaisée. Ses souvenirs envolés, elle pèse moins qu'un murmure.

 

Edouard reste figé. Une tombe parmi les autres. Ses chaussures neuves s'enfoncent dans le gazon.

 

 

***

 

 

 

 

 

En se levant, Edouard ressent la vieillesse de son corps. Celle qui noue les os, tresse les nerfs et grignote la volonté. Il s’éloigne avec Anna, les pigeons jouent du bec pour dévorer la dernière graine.

 

Edouard devine Anna à ses côtés. Sa démarche fugitive, son parfum fugace. Sa foulée est si légère que ses muscles se tendent à peine. Elle est aérienne, il est sous terrain. Ses articulations grincent et la pesanteur monnaie chacun des ses gestes. Edouard s’affaisse alors qu’Anna parait s’élever.

 

 

Quand ils arrivent vers le kiosque, Edouard laisse échapper un soupir. Voilà maintenant presque deux ans qu’il fait le même chemin. Soixante-dix-sept dimanches.

 

 

- Vous vous sentez bien monsieur ?

- Oui, ça va. C’est juste que ce dimanche est... interminable.

 

 

31 janvier 2014

Entre les gouttes

 

 

Errances et divagations aquatiques

 

 

Avant d'enjamber le rebord de la baignoire, il convient de faire couler un peu l'eau. On a déjà connu des chauffe-eau récalcitrants qui peinent à s'acquitter de leur tâche. De son côté, le ballon d’eau chaude, pourtant moins svelte, affiche sa surprenante rapidité. Fidèle et ponctuel, on se montrera indulgent devant son envahissante présence.

 

Le mitigeur apprécie l'angle de quarante-cinq degrés. On oublie trop souvent que l'inclinaison n'a d'influence que sur le débit et non sur la température.

 

Lorsque les premières vapeurs viennent enfiévrer la faïence, il est toujours temps de se dévêtir.

 

On se réfugie alors derrière l'intimité tressée du rideau. Les cloisons coulissantes sont trop rigides et emprisonnent la buée. Il faut la respiration fugace d'une toile pour que les fumées caressent sans paresse.

 

 

Il convient de se rapprocher au plus près du pommeau car la chaleur y est optimale. Cruelle injustice que l'épreuve de la douche. Alors que la tête jouit des flammèches aqueuses, les orteils pataugent dans un semblant de tiédeur. On se laisse envahir par cette délicieuse sensation presque utérine.

 

 

Comme les paupières s'affaissent, les premières idées éclosent. Surement des souvenirs. Les miasmes d'une journée de travail fatiguant. Les degrés ne sont pas assez convaincants pour oublier. On ressasse, on projette d’autres scénarii. Et comme la peau s’habitue à la touffeur, il faut jouer du mitigeur. Au début, on ressent une légère brulure, mais ça ne dure jamais.

 

 

La chaleur est un ascenseur. L’inspiration monte, des idées embarquent à chaque étage. Dans ce cocon protecteur, l’abandon dévoile son imaginaire.

On se voit nymphéa, corolle mauve, assoupit sur une surface d’huile. On effleure, on glisse, les rayons du soleil envahissent le calice.

 

La sensation s’étire en paradoxe. Le liquide ruisselle, grand œuvre de rouge et de bleu. La baignoire devient l’athanor candide de notre transmutation.

 

Puis, pour retrouver une consistance, on hasarde un regard. Sur le blanc de l’émail se découpent les savons et shampoings. Leurs couleurs hésitent entre le pastel et le vulgaire. Confinés dans leur réserve grillagée, les Playmobil des enfants affichent leur sourire goguenard. Compagnons fidèles des jeux aquatiques, ils exhibent leurs atours imputrescibles constellés de calcaire. Toujours, le jouet garde sa fraicheur, l’oubli est pire que la minéralisation. Un milieu humide est plus souhaitable que les ténèbres d’un grenier.

 

 

La savonnette glisse et épouse la peau. On la préfère au gel, visqueux et artificiel. Prisonnier d’un flacon sans charisme, on expulse le fluide, sans grâce, souvent accompagné d’un sonnet de flatulences. Il gît mollement au creux de la paume, exhalant une odeur d’éprouvette que renforce son aspect fielleux. Sans caractère,  le fourbe s’efface sous les doigts qui parcourent la peau. Pire encore, il s’évanouit dans les mailles rugueuses d’un gant éponge.

 

 

La savonnette, elle, est amoureuse. Son corps n’est que courbes. La demoiselle vouvoie le derme avec un respect onctueux. Elle nous offre sa grâce dès qu’on la dévêt. Sous l’emballage de fibres, sa pâleur nous incite à la retenue. Elle semble si fragile, même ses fragrances paraissent timides. En équilibre sur notre ligne de vie, il n’y a que l’eau pour la réveiller. Le ballet peut alors commencer, les parfums crépitent au rythme des va-et-vient, sa volupté se consume sur notre corps. C’est une maitresse muette qui taira à jamais les secrets de l’intimité. Comme une peau de chagrin, elle s’effacera jour après jour pour mieux nous embellir.

 

 

Alors que la mousse divague et emporte avec elle des bulles émotives, on se recentre. Les pensées éclosent et chaque pétale ouvre sur une réflexion.

 

Il y aura toujours un moment où la magie sera brisée. La sonnerie du téléphone, une progéniture égarée ou un conjoint en quête d’hygiène dentaire.

 

 

Le téléphone ne peut être tenu responsable. Ni son utilisateur. Pour couper court à la loi de Murphy, il suffit d’être méthodique. Museler l’appareil en lui coupant la corde vocale.  Ô range ! Ô désespoir ! Ô décibels ennemis ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette sonnerie ?

 

 

Les enfants viennent rarement dans la salle d’eau. Et plus souvent à reculons. Soyons sûrs que leur visite relève de la plus grande importance. Adeptes du bain, l’enfant ignore les secrets qu’occulte le rideau de douche. La vision d’un parent nu, les cheveux emmeringués de shampoing, le corps enduit de savon et les cils collés, peut entrainer un traumatisme similaire à la révélation de la vraie nature du Père Noël. Prudence donc. Une simple main tendue avec quelques Playmobil en offrande suffira à occuper la progéniture.

 

Quant au conjoint, son irruption est inexcusable. Il connait l’importance du rituel pour le pratiquer également. La friction obscène de la brosse à dents sur l’émail fissure l’atmosphère. Le frottement barbare va jusqu’à crisper la mousse, la savonnette se fait rêche, les vapeurs se morcellent. L’abandon est brisé, l’inspiration décapitée.

 

Quand il n’y a pas de remède, il reste la vengeance.

 

Après avoir détourné le jet brûlant, on commence à siffler. La bouche ne doit retenir aucune gouttelette afin de former un joint idéal. Pour la mélodie, le choix est primordial. Un air entêtant, sournois, tenace. Une routine incrustée dans le cerveau comme une larme de javel dans une éponge. Infime et inextirpable. Une comptine pour enfant. Si les lèvres du conjoint vibrent dans les prochaines dix minutes, le stratagème est un succès. Avec un peu de chance, le coupable sifflera à la volette jusqu’au couché.

 

Arrive l’instant où la chaleur ne suffit plus. La pluie est trop erratique, des parcelles de peau crient famine. On abandonne notre dérive. On s’imagine nu, étendu sur une immense toile de Yves Klein. Le bleu nous absorbe, nous dissout. Puis il s’efface et laisse sa place au rouge.

 

 

La tentation d’un bain se fait plus grande. Il ne faut pas céder. Le bain est un marécage pour l’inspiration, une camisole à pensées. Le fluide est mort, plus lourd que de l’eau borée. La peau, tonifiée sous le jet, se coagule. La chaleur n’est qu’une illusion, plus éphémère que la buée sur le miroir.

 

Quand l’envie du bain s’affirme, il est temps de sortir.

 

On écarte le rideau. Dès qu’un pied touche le tapis, tout redevient gris.

 

 

 

31 janvier 2014

La chrysalide amarante

 

 

Le timide a peur avant le danger, le lâche au milieu du danger, le courageux après le danger.

 

Jean-Paul Richter

 

 

 

 

Lundi 8 septembre 1997

 

C'est toujours difficile de reprendre le travail après les vacances. Même si on aime ce qu'on fait. Après ces trois semaines passées avec Paul et Chloé, les résidents de l'ehpad me paraissent plus ternes. Mais le rythme soutenu a vite effacé mes dernières pensées nostalgiques.

 

Madame Gervais est morte pendant mon absence. Ça m'a fait un choc. Malgré mes douze ans d'ancienneté, je n'arrive pas à maîtriser mes émotions. En rentrant ce soir, j'ai pleuré dans la voiture. Je sais pourtant que les patients sont comme des pions sur un carton de loto. Une fois plein, un gagne le gros lot.

 

 

Mardi 9 septembre

 

J’ai vite replongé dans cette cadence de folie. Avec le temps, j’ai appris à me laisser porter par cette suite d'incidents à gérer plutôt que d'essayer de tout contrôler. Je me souviens des premières années, de mon désir borné à vouloir tout maîtriser.

 

Mercredi 10 septembre

 

Paul est rentré tard du bureau. Il semble fatigué et songeur. La reprise provoque chez lui des symptômes différents des miens. Il a plutôt tendance à somatiser. Son eczéma est revenu depuis plusieurs semaines. Je sais qu'il est encore trop tôt pour en discuter, il me tourne le dos dans le lit.

 

Je me souviens la première fois où il a dû  « remercier  » un employé. Il n’a pas fermé l’œil de la nuit et m’a confié qu’il arrêterait d’être DRH le jour où il dormirait bien la veille d’un licenciement. J’ai toujours détesté cette collusion entre « ressources » et « humaines ». Je sens que ce boulot érode mon homme, jour après jour.

 

Jeudi 11 septembre

 

Ce matin, je reçois la nouvelle stagiaire dans mon bureau. Elle me fait bonne impression. Je l’emmène avec moi pour la tournée de soins. Elle s'appelle Emily, avec un Y. Elle insiste sur ce détail. Encore des parents qui ont voulu donner de l'originalité à un prénom qui n'en a plus beaucoup. Pour les auxiliaires, j'ai toujours un « parcours spécial » calqué sur un tracé sinusoïdal en termes d'intensité. On commence par Madame Loumat et ses escarres. Emily réagit bien. Elle a une bonne technique et un fort capital sympathie. Madame Loumat lui parle même de ses petits enfants, ce qui relève de l'exploit pour une première rencontre.

 

On continue avec la toilette de M. Lacroix. Comme à son habitude, il gémit lors du rasage. Un râle lancinant de souffrance. C'est très déstabilisant les premières fois. Il vaut mieux être deux pour cette opération. Une qui manipule le rasoir et l'autre qui maintient les bras. L'état anémique de M. Lacroix me permet de le maitriser avec mes cinquante-cinq petits kilos. Emily craque quand elle voit le saignement sur la pomme d'Adam. M. Lacroix hurle, par réaction au regard apeuré de la stagiaire. Elle recule vers la porte en s'excusant. Tout le monde sort au moins une fois en s'excusant. Mais rarement à reculons. Dans le couloir, j’imagine qu’elle pleure et une collègue vient la réconforter. M. Lacroix est un cas, lui faire une toilette sans coupure tient de la gageure. La première fois, j’ai sangloté dans la remise de linge sale. L'odeur d'urine qui flottait dans la pièce m'a vaccinée. A partir de ce jour, je n’ai plus reculé.

 

Je sors mon sourire apaisant, mon thé lyophilisé n°12 au citron et mon anecdote sur le linge sale à Emily. Et on poursuit la tournée. Trente-huit résidents à voir avant midi. On a fini dans les temps.

 

Après le déjeuner, je laisse Emily aux bons soins de Carmen pour la préparation des piluliers ainsi que la visite du cantou. Le domaine des Alzheimer est un lieu à part. Le temps ne s’écoule pas de la même façon. Entres ces murs, même les pendules perdent la mémoire. Les résidents sont des aiguilles qui tournent au ralenti sur un cadran sans heure.

 

Vendredi 12 septembre

 

Dernier jour. Le plus long. Il faut informer l'équipe du week-end. Natasha est une excellente infirmière, mais ses collègues la craignent plus qu'elles ne la respectent. Elle se bute dès qu'on essaie de discuter. On m'a plusieurs fois proposé son poste, mais j'ai refusé : je veux garder mes samedis et dimanches pour Paul et Chloé.

 

 

Après la réunion, comme chaque vendredi, je vais dans le bureau du directeur, M. Derettes. Il est rivé à son écran d'ordinateur. Sur ses lunettes se reflètent des statistiques colorées sous forme de camemberts. Une nouvelle bibliothèque en pin blanc habille le mur de droite. Vu le style, elle donne plus dans l’archivage que dans le roman. Derettes est un gestionnaire, il ne sait lire que les chiffres. Si le meuble abrite des œuvres de fiction, ce doit être 1984 de Orwell et quatre-vingt-treize de Hugo.

 

Il me demande si la reprise s’est bien passée, si j'ai bien profité de mes congés. Je parle de mes vacances, de la crevaison sur l'autoroute et de la première dent de lait que Chloé a perdue. En caressant son alliance, il m’avoue avoir hâte de prendre lui aussi quelques jours de repos. Je n'avais jamais remarqué qu'une timide pierre rouge était incrustée à même l'anneau d'or. Seul élément de couleur sur ce personnage monolithique en costume, il ressemble à une télécommande : Des nombres, des boutons et une touche « veille ».

 

Samedi 13 septembre

 

Piscine avec Chloé. Ses progrès sont étonnants. Elle plonge la tête la première et arrive à toucher le fond aux deux mètres trente. Ses yeux rouges mesurent avec précision le taux de chlore et donnent le signal du départ. Nos escapades aquatiques dépassent rarement les deux heures car Chloé ne supporte pas les lunettes. La dernière fois, Paul s’est moqué. Il voulait emmener son « lapin » chez le vétérinaire pour soigner sa myxomatose.

 

 

Dimanche 14 septembre

 

Ce matin, je cours mes dix bornes. Paul préfère dormir. Je prends Bidule avec moi, je n'aime pas être seule. Non par crainte d’une mauvaise rencontre, mais il faut que je parle pendant l’effort. Oui, je confie mes soucis à mon chien et à mon journal. C'est moins cher qu'une thérapie. Contrairement à un psy, Bidule souffre avec moi. Il tire la langue en exhibant sa dentition imparfaite.

 

A mon retour, Paul a préparé des pancakes. Les calories brulées durant mon heure de footing sont reprises en moins de cinq minutes.

 

 

Lundi 15 septembre

 

Il fait vraiment froid aujourd'hui. J'ai du mal à démarrer la voiture. Lorsque j’arrive, c'est la panique. M.Derettes fait les cent pas devant la grille principale. Il attend le camion de fioul. Henri, le responsable technique n'a pas anticipé cette première chute de température et la cuve est vide. Après le nettoyage estival, il a oublié de la remplir. Nous décalons les toilettes l'après-midi et réalisons les soins les plus urgents. L'équipe se démène pour rassurer les résidents. Le camion arrive juste après le déjeuner et les radiateurs reprennent du service vers quinze heures.

 

La journée m’a lessivée. Mais elle m'a encore prouvé que j'aime mon métier et que je suis utile. Je me demande s'il est possible de dissocier les deux.

 

Paul s'est endormi. Il ronfle, sans effort, comme si c'était son unique moyen de respirer. Il est enseveli sous la couette, si profondément que le tissu ne bronche pas. Sa tête est tournée de mon côté. Il a un air si grave. Il doit rêver du boulot.

 

Il y a dix ans, dans une nacelle vert pomme de la grand roue de la foire de Vannes, il m’a demandé en mariage. Ses yeux roulaient, avec un mélange de curiosité et de crainte. Au début, ça m’amusait de voir ce grand gaillard sujet au vertige. Mais quand il a sortit une bague de sa poche, ce sont mes jambes qui ont fléchi. Je crois que j’ai eu peur. Non pas de ma réponse, mais son regard attendait tant de moi. Suspendue à trente mètres du sol, je me suis écrasée. Mon « non » s’est noyé dans les cris de la foule. A l’évidence, je manquais d’oxygène.

Il a rangé la bague puis il m’a dit : « Je la mets de côté. La foire reviendra l’année prochaine ».

 

 J’éteins.

 

 

Mardi 16 septembre

 

Madame Kovesky est morte cette nuit. C'est Françoise qui l’annonce ce matin à l'équipe de jour. C'est difficile à accepter car Mme Kovesky ne souffrait d'aucune pathologie grave. Elle est arrivée il y a trois ans à sa propre demande. Suite à la rupture de son col du fémur, un chirurgien adepte du mécano lui a labouré la hanche. A soixante-dix-huit ans, elle s'est assise pour la première fois dans un fauteuil roulant pour ne jamais s'en séparer. C'était une dame dynamique, élégante, représentante des résidents depuis deux ans. Elle va me manquer.

 

Emily sent que mon moral suffoque. J’évoque le décès et quelques anecdotes concernant Mme Kovesky. On fait notre tournée et presque tout le monde parle d’elle. Finalement, je n'ai pas besoin de mon thé au citron. Mme Kovesky a laissé son empreinte un peu partout. Je crois qu’elle ne partira jamais vraiment.

 

Je rentre plus tard que prévu. Paul et Chloé ont déjà diné. Je zappe le repas et monte coucher ma fille. Dans son lit, elle me dit qu'elle a un nouvel amoureux. Le deuxième depuis la rentrée. Elle semble bien plus douée que moi avec les garçons.

 

Paul vient de s'endormir. Il m'a expliqué qu'il envisageait de démissionner. Il supporte de moins en moins son poste de DRH. Il veut savoir ce que j'en pense. Ce que j'en pense ? Je pense que ça fait bientôt deux mois qu'on n'a pas fait l’amour.

 

Son empathie avec le personnel licencié se fissure. Il ressent comme une lassitude, oublie des noms d’employés et mange seul dans son bureau. Il a déjà traversé ce genre de phase, mais seulement à l’approche des vacances. Cette fois, je sens que c’est différent.

 

Mercredi 17 septembre

 

Ce matin, je manque écraser un chat sur le parking de l'ephad. Un gros matou délavé avec une demi-queue hérissée. Il me lance un regard pénétrant comme s'il voyait à travers moi. Ca me trouble. Il entre dans la chaufferie par le soupirail servant au remplissage de la cuve. Le sous-sol doit lui servir d’abri. J'en parlerai à Henri.

 

Les escarres de plusieurs personnes se sont aggravées. Surement une conséquence de la panne de chauffage. J’entends plusieurs remarques concernant Laurence. Mme Gaud, entre autres, s'inquiète de son comportement. Depuis plusieurs semaines, elle est devenue moins enjouée, plus renfermée. Laurence n'est pas une femme très expansive, mais elle est toujours d'humeur égale et très sociable. Je la verrai demain pour en discuter.

 

Emily réussit à arracher un sourire à M. Lacroix. Je suis presque jalouse. Il m'a fallu trois mois pour arriver au même résultat.

 

Chloé a fait un superbe dessin à l’école. Elle s'est représentée en kimono luttant contre un énorme dragon à deux têtes. Paul m’explique qu'ils sont allés au cinéma voir le dernier Dreamworks. Avec des dragons, bien sûr. Paul se laisse encore une semaine pour prendre sa décision. Je lui dis que je l'aime et il me sourit bêtement. Je hais les hommes et leur orgueil. Et je hais « Plus belle la vie » pour me faire croire à ces répliques.

 

Jeudi 18 septembre

 

Journée sous la pluie. Les nouveaux matelas arrivent dans la matinée. Il faut que j'organise les échanges. Françoise est persuadée qu'ils sont plus efficaces. J'en doute. Ils me semblent surtout plus efficaces pour le chiffre d'affaires du fabricant. Toute la technologie du monde ne remplacera jamais un bon massage. Mais Françoise est jeune, elle régurgite ce qu'on lui a appris.

 

Je vois Laurence pendant sa pause. Elle devient très nerveuse lorsque j’aborde son changement d’attitude. Elle me dit qu'elle est fatiguée ces derniers temps. Le manque de soleil, le besoin de vacances. Je crois qu'elle ment. Son malaise est plus profond. Je remarque qu'elle se ronge les ongles, jusqu'au sang. Elle doit souffrir à chaque fois qu’elle se désinfecte  les mains Je reviendrai à la charge demain. Elle a peut-être besoin d’aide.

 

Luc, le nouveau kiné, m’invite à boire un verre ce soir. Je décline. Son alliance ne réussit pas à me rassurer. La mienne non plus… C'est un jeune homme charmant et drôle. Il est trop beau pour travailler dans un ephad. Il vaut mieux avoir un physique commun lorsqu'on bosse dans une équipe exclusivement féminine. L'or de son anneau risque de rapidement se ternir...

 

En partant, je vois le chat, affalé sur un rebord de fenêtre. Je recule et mes phares croisent son regard. Je n’aperçois qu'un reflet au lieu de deux. Il saute et plonge dans le soupirail. Je ne saurai l'expliquer, mais ce matou me met mal à l'aise. Demain, j'irai en parler à Henri.

 

Vendredi 19 septembre

 

On a enfin changé tous les matelas. Un camion-benne passera dans l'après-midi pour nous débarrasser des anciens. Une odeur de plastique neuf flotte toute la journée dans l'établissement. Plusieurs résidents se plaignent de migraines.

 

Je descends au sous-sol pour voir Henry. Cet endroit m'oppresse. La plupart des ampoules qui pendent du plafond dépassent rarement les soixante watts. Dans la partie la plus vieille, là où se trouve le reposoir, les murs sont en pierre. Henri m'a expliqué un jour qu'une section du bâtiment était construite sur les anciennes fondations d'un monastère. Entre ces blocs calcaires, l'air circule peu et charrie des odeurs oubliées. Pour égayer l'atmosphère, Henri brûle avec zèle des bâtonnets d'encens. Il a une préférence pour le patchouli. Je ne comprends pas qu'un chat puisse trouver refuge ici. Je croyais pourtant que ces animaux avaient un odorat développé.

 

Henri me dit qu'il a déjà croisé le matou vers la cuve à fioul. Comme c'est un mâle et qu'il ne risque pas de ramener une portée, il le laisse tranquille. Par contre, il s'agit d'un piètre chasseur : il y a toujours autant de souris. Quelle horreur !

 

Laurence ne travaille pas aujourd'hui. Je vérifie sur le journal des appels. Elle a téléphoné dans la matinée prétextant une gastro. Ben voyons. ! Je ne sais pas ce qu'elle cache, mais ça doit la ronger pour qu'elle s'oblige à mentir. Je connais Laurence depuis suffisamment d'années pour la savoir honnête.

 

M. Derettes me reçoit dans son bureau. Il a dû changer de déodorant ou d'après-rasage, mais je trouve le parfum trop fort. Ça ne cadre pas avec son physique fragile. Il essaie peut-être de reconquérir sa femme...

 

Paul m’inquiète. Il n’a presque pas touché à ses lasagnes. Je regroupe ses cravates pour le pressing : il n’a porté que des grises. La couleur de son humeur.

 

Samedi 20 septembre

 

Maman vient de m’appeler, catastrophée. Mon père s'est coupé un doigt en taillant le prunus. Après explication, il s'est seulement entaillé la pulpe de l'index gauche. Malgré l'abondance de sang, ce genre de blessure est bénigne. Maman panique pour un rien. Je lui dis d'envelopper le membre dans une gaze pour stopper le saignement et d'emmener papa à l’hôpital pour faire des points et mettre à jour ses vaccins. Je me demande parfois comment j'ai pu devenir infirmière avec une mère comme ça.

 

Chloé est invitée à l'anniversaire de Flora. Elle insiste pour y aller en courant. Elle a une bonne foulée. Il faut que je lui propose de venir avec moi demain. On pourrait commencer par le tour du parc municipal. Ce serait une honnête entrée en matière. Je sens qu'elle a besoin de se défouler. Son niveau en natation ne lui permet pas encore d'enchainer les longueurs de bassin. Elle est si menue. Je me souviens du jour de sa naissance. Paul n’osait pas la prendre de peur de la casser. La première fois qu'il lui a soulevée les fesses pour changer la couche il était pâle comme du talc. Elle a beau avoir grandi, elle me semble si fragile.

 

Paul lit une bonne partie de la journée. Il sort juste pour ramener Chloé à la maison. J'aime le regarder quand il bouquine, à la dérobée. Cette façon d'anticiper un changement de page lorsque le récit devient angoissant. De prendre une profonde inspiration au début d'un nouveau chapitre. Je décèle parfois une expression que je ne lui connais pas. Une sorte d'apaisement. Dans ces instants-là, je ressens de la jalousie.

 

Je me réveille en sursaut. Un sale cauchemar, bien flippant. Je suis en plein footing quand le trottoir devient spongieux. Il emprisonne mes pieds et, à la manière de sables mouvants, m’avale. En quelques secondes je suis  prisonnière de l’asphalte, seule ma tête affleure. J’ai beau me débattre, impossible d’esquisser le moindre geste. Sortant des haies alentour, une vingtaine de chat vient m’encercler. Ils me toisent de leur regard jaune alors que leurs dents s’allongent. Leur gueule n’est qu’une mâchoire acérée, suintant une bile noirâtre. Ils se jettent alors et  J’ouvre les yeux, en sueur.

 

Assise dans le lit, je cherche mes repères dans la chambre. L’affichage digital de mon réveil, la diode du détecteur de fumée. Tout est à sa place. A la fenêtre, je vois un point rouge, accroché sur la toile du ciel nocturne, comme l’extrémité incandescente d’une cigarette. Il disparait dans un battement de cils. L’espace d’un instant, il me semble voir une demi-queue de chat. Il est trop tôt pour se rendormir, je vais au salon faire des mots croisés.

 

Dimanche 21 septembre

 

Chloé vient courir avec moi ce matin. On fait quatre fois le tour du parc municipal. Elle est bien plus endurante que je ne le pensais. Elle me dit qu'elle veut recommencer avec Bidule. Pauvre chien, il n'arrivera jamais à suivre...

 

 

Maman appelle, rassurée. Papa a été recousu par un jeune interne chaaaaaaaarmant. Cette façon d'énumérer le moindre détail comme si elle rédigeait un rapport de police me fatigue. Quand je pense que mon père va devoir exhiber son membre tuméfié au cercle d'amies de maman, je souffre pour lui.

 

Paul passe beaucoup de temps sur l'ordi pour faire des recherches professionnelles. Il est soucieux. Il n'y a que les livres pour l'extirper de son travail. Je ne sais pas comment l'aider. Par moment, il a le même regard que ce soir là, dans la nacelle vert pomme. Je crois qu’il attend un geste de ma part.

 

Lundi 22 septembre

 

Le bilan du week-end est mauvais. Natasha a fait hospitaliser deux résidents. Insuffisance cardiaque pour M. Calvois et paralysie latérale pour Mme Feulliet. De plus, Mme Hafar ne mange plus et souffre d'hyper tension. La semaine commence mal.

 

Je refais un dextro à Mme Hafar. Son refus de s'alimenter m'inquiète beaucoup, elle est déjà si faible. Résultat : forte hyperglycémie. Je reprends les tests des trois derniers jours. Son taux de sucre grimpe de presque 1g/L en une journée. Impossible. Je consulte les données de la semaine précédente. Elles sont normales. J’opte pour une perf d'insuline lente. Il faut absolument que j'en parle à Laurence, elle est en charge des dextro de Mme Hafar.

 

Luc tente encore une invitation. Pour se faire une toile cette fois. Il parait étonné quand j’évoque nos alliances et conjoints respectifs. Il me répond qu'il veut simplement me connaître en dehors du boulot. Il propose même d'inviter mon mari pour me rassurer. Je pourrais jouer la corde de la jalousie pour sortir Paul de sa léthargie.

 

Paul n’a jamais été un amant de roman. Il a pourtant dû lire tous les auteurs à redingote. Son ouvrage favori reste les Les liaisons dangereuses. Je les aurais préférées contagieuses. Il ne doit pas accorder beaucoup d’attention à l’aspect pédagogique de ses lectures.

 

On s’est connu peut-être trop tard pour jouer à Valmont et à Cécile de Volanges. J’ai lu une fois que le sexe était le ciment du couple. Je crois qu’il n’est que l’eau du mortier et qu’il s’évapore avec le temps.

 

Je pense qu’il n’a jamais été tenté par une aventure. Il croit que c’est aussi mon cas, d’où sa confiance affichée. Lui laisser entrevoir que le fruit a beau être défendu il n’en est pas moins convoité, pourrait stimuler sa libido. Quand il ira mieux, je lui parlerai de Luc et de son invitation.

 

 

 

Ce soir, Chloé me récite sa poésie. Le cancre de Jacques Prévert. A la fin, elle me demande ce qu’est un cancre. Je réponds que c’est un élève qui a de mauvaises notes car il s'ennuie à l'école. Ensuite, on fait le dessin pour illustrer le poème. Une salle de classe vide avec un enfant au tableau dessinant un immense arc-en-ciel. Elle me dit que c'est Victor. Car il se fait souvent punir et passe son temps à regarder dehors.

 

Mardi 23 septembre

 

Ce matin, je vais voir directement Mme Hafar. L'insuline fait son œuvre, la glycémie redescend. Malgré tout, elle reste très pâle et urine trop souvent. Emily la change huit fois dans la journée. Son visage commence à afficher les sillons de la fatigue mais elle porte toujours sa bonne humeur et la distille chez les résidents. J’espère qu'elle aura son diplôme, elle le mérite. De mon côté, je vais lui faire une évaluation aux petits oignons.

 

Il faut que je remplace la moitié des piluliers à cause d'une circulaire du ministère de la Santé. Interdiction d'utiliser des plastiques alimentaires contenant du bisphénol A. Quelle connerie !

 

Je coince enfin Laurence dans la chambre de M. Plavet. Elle me dit qu'elle ne comprend pas, que les résultats de glycémie sont normaux. Je pousse un peu et lui explique que c'est impossible, à moins d'avaler un kilo de sucre dans la journée. Elle se réfugie dans la surprise. Elle fouille ses poches en quête d'une feuille imaginaire et, prétextant une tonne de boulot, file sans me regarder. Il va falloir que je passe par la hiérarchie.

 

Mercredi 24 septembre

 

 

Hier soir, on a fait l'amour. C'était si... inattendu.

 

 

 

Paul a décidé de démissionner. Il m'en parle au lit, me cherchant du pied pour tester ma disponibilité. Mes orteils gelés ne le découragent pas. Il m'a l'air perdu, comme un petit garçon qui attend le pardon dans les yeux de sa mère.  Les hommes conjuguent au passé, les enfants au présent et les femmes au futur. Il n'y a qu'une fois marié qu'un homme apprend à utiliser le conditionnel. Il me dit qu'il veut quitter son emploi, mais pas sans mon accord.

 

Je réponds qu'il doit être épanoui dans son travail. Après dix ans de vie commune et avoir assisté à un accouchement, je sais quels mots Paul a besoin d'entendre. La pression accumulée sur son visage s’évapore. Après coup, je crois qu’il avait seulement peur de me décevoir. Il m’a fait l’amour avec la maladresse du premier soir.

 

Je n'ai pas la tête au boulot aujourd'hui. Emily me fait remarquer que mon sourire béat amuse Luc et refroidit Fabienne. La pauvre, Luc se donne bien du mal pour repousser ses assauts. Elle tente même des mèches violettes pour le séduire. Je doute que Luc aille butiner ce « chardon » là.

 

 

 

Jeudi 25 septembre

 

Je suis Laurence ce matin. Discrètement. Calquant ma tournée sur la sienne. Elle fait son travail avec méthode et application. Sa réserve naturelle n'est jamais un obstacle au dialogue et bon nombre de résidents discutent avec elle. Même les moins volubiles.

 

Malgré mes scrupules, je refais un dextro à Mme Hafar juste après celui de Laurence. Les résultats sont alarmants, presque 2.8g/L. Je la mets immédiatement sous insuline. J’attends que Laurence soit partie pour détourner sa feuille de relevés. Elle a noté une glycémie de 1,24g/L pour Mme Hafar. Même constat pour lundi. Les chiffres inscrits sur la feuille ne correspondent pas à la réalité. Laurence fausse-t-elle les résultats ? Cette idée me fait frissonner. J’inscris mes propres relevés en rouge ainsi que l'heure du prélèvement.

 

C'est la première fois que je suis confrontée à ce genre de cas. Des collègues qui se plantent, j'en ai connus. Personne n'est à l'abri d'une erreur. Mais Laurence met la vie des patients en danger. Je me sens dépassée. D'habitude, je règle directement les conflits. Mais là, je suis perdue.

 

Je repense à Mme Gervais et Mme Kovesky. Ca me conduit dans le bureau du directeur. Il m’écoute sans m’interrompre et récupère la feuille de relevés. Derettes convoquera Laurence demain à la première heure.

 

Journée de merde.

 

Ce soir, je me sens mal. Une bille de plomb leste mon estomac. Culpabilité ? Remords ? Je n'en parle pas à Paul. Je ne veux pas briser son état d'apesanteur.

 

 

Vendredi 26 septembre

 

Je réorganise ma tourné car Laurence n'est pas là. Fabienne fait les dextro et Emily les pansements. Je flotte toute la journée dans mes pensées, essayant de revoir les visages de mme Gervais et mme Kovesky. Je n'y arrive pas. Je ne parviens pas à comprendre le comportement de Laurence. Je me remémore des conversations avec elle et sens mon estomac se durcir.

 

Il faut que je passe le cap, cette histoire m’obsède et influe sur mon travail. Les résidents ne doivent pas en pâtir.

 

Ce soir, Paul amène Chloé au ciné. Il devine que j'ai besoin d'être seule. Sa bonne humeur m'agace un peu. Je me couche tôt.

 

 

Samedi 27 septembre

 

Sans Chloé, je ne serais pas allée courir. Elle me sort ses yeux Bambi et nous faisons trois fois le tour du quartier. Bidule veut suivre le rythme de sa jeune maitresse, mais ses cures de sieste intensive le ramènent cruellement à la réalité. Il ne fait qu'un tour.

 

Paul me taquine, il me teste comme un collégien concupiscent. C'est agréable. Je me sens moins vieille. Mais Laurence occupe trop mes pensées pour que j'entre dans le jeu. Peut-être ce soir avec l'aide de ma lingerie fine… Ou du vin. Il doit rester du Chably dans la cave.

 

Il a décroché un entretien dans une association qui œuvre dans la réinsertion professionnelle d'anciens détenus. Comme il doit y être mercredi matin, il va dormir à l’hôtel. C'est la première fois que nous allons être séparés depuis la naissance de Chloé.

 

Je fais un peu de jardinage. La seule activité qui anesthésie mes inquiétudes. Je sème de la mâche, une variété bio de « Verte de Cambrai ». Elle a un goût assez terne, mais pousse comme du pissenlit. Je ramasse un poireau pour la soupe. Chloé adore mon velouté poireaux pomme de terre.

 

Je suis dans la cuisine à éplucher des patates quand je vois le chat dans le jardin. Avec sa queue amputée et son pelage incertain. Il déclenche la lumière du garage en passant devant le capteur. Ça ne l’effraie même pas. Cette fois, je l’observe bien : il lui manque bien un œil. Il me regarde pendant plusieurs secondes et, avant que  l'ampoule ne s’éteigne, je vois son iris virer au rouge. Sûrement un effet d'optique. Je n'aime pas ce chat.

 

 

Dimanche 28 septembre

 

Nous allons courir. Je demande à Chloé de ralentir la cadence pour que Bidule puisse s'accrocher. C’est vers la fin du premier tour que je le vois. Encore. Le cyclope. Juste derrière nous, cinq mètres tout au plus. On reprend notre souffle et il nous regarde, tranquillement assis sur le trottoir. Nous repartons avant d'avoir récupéré. Après une cinquantaine de foulées, je me retourne. Le chat est dans notre sillage. Je suis  soudain saisie d'une brusque montée d'angoisse. Un frisson me traverse, irrationnel. Je me recentre et régule ma respiration. Il faut faire face. Je m’accroupis avec calme et appâte l'animal de la main. A côté, Bidule émet un léger grognement. J’appelle le chat, je siffle. Rien. Mon chien jailli comme une bille de flipper. Il a le regard fou. Je tends le bras pour essayer de le retenir. Je vis la scène au ralenti, comme dans un rêve où l’on court sans avancer.

 

Le félin fait volte-face avant de détaler. Les deux bêtes disparaissent derrière une haie de lauriers. Chloé rit, un exutoire à sa surprise. Elle me dit que Bidule n'est pas si fatigué.

 

Bidule n'est pas revenu. Nous le cherchons dans le quartier, nous interrogeons des voisins, demandons à des passants. Sans succès. Aucune trace du chat également.

 

Chloé craque après le diner, elle pense que son chien s'est fait écraser. Je laisse Paul s'en occuper car je vois ma propre angoisse se refléter dans les larmes de ma fille.

 

 

 

Lundi 29 septembre

 

{Je dois me calmer. Mes mains tremblennt mais il faut que j'écrive. Je dois garder une trace tant que c'est frais.

 

Dès mon arrivée, Derettes me convoque dans son bureau. Mme Hafar est morte hier après-midi. Ele est tombée dans le coma suite  à une surdose d'insuline. Son décès survient quelques heures après. Je suiqs tenue pour responsable car j’ai posé la perf alors qe les résultats de glycémie sont normaux selon la feuille de relevés. Derettes m'explique qu'il y aura une enquête et qu'il utiliseraa la feuille de dextro et mes annotations pour justifier ma décision. Il  ajout eque la procédure exige ma mise à pied pendaqnt l’enquête, mais que je retrouverai mon poste une fois les accusations levées.

 

Et c'est là que je la vois.

 

Sur ma droite, se reflétant à pene sur la porte vitrée de la bibliothèque, une demi- queue de chat. Ce pourri est sous le bureau, bien calé entre lles pieds du directeur. Je ressens comme un vertige et Derettes perçoit mon malaise. Je sors en renvesant ma chaise et en bafouillant.

 

Je ne sais plus où j'en suis. Trop d'élémens se bousculent dans ma tête. Après la pièce tqmisée du directeur, les néons agressifs du couloir me secouent. Laurence, Deretes, Mme Hafar, le chat, je n'arive pas à stucturer une pensée suivie. Mes idées m’échapent comme un euf cru entre les doigts. Plus je resserre mon attntion sur un point, plus le sujet fuit. La peurr, absurde, onopolise tout mon être. Je ne connais qu'un remède : action et confrontation.

 

Il faut que je me clmae. Je vais prender un lexo.

 

 

 

 

 

Je descends au sous-sol pour trouver la tanière du cyclope. Je suis convaincu qu'il dort ici. Il est toujours à tourner autour de la résidence, à observer les promeneurs ou à plonger dans son antre par le soupirail. Je rejoins directement la cuve à fioul.

Un réservoir massif, tout en longueur. Une sorte de tube de plastique translucide. Le niveau de carburant arrive presque au sommet. J’inspecte le soupirail. L'ouverture est réduite, mais plus que suffisante pour laisser passer un gros matou, voire un adulte menu.

 

Je détourne une lampe de poche dans la réserve de Henry pour effacer chaque zone d'ombre. Plusieurs fois je sursaute en promenant le faisceau sur les murs au relief irrégulier. Parfois, je devine des visages qui se drapent dans le noir après avoir croisé mon regard.

 

Quand j’atteins le reposoir, des cliquetis métalliques s’échappent de l'intérieur. J’entrouvre légèrement la porte pour découvrir Henry qui joue de la clef à molette. Il me regarde d'un air éteint et me dit qu'il répare le système de refroidissement. Les deux caissons mortuaires ne sont plus réfrigérés, le corps de mme Hafar va rapidement se détériorer. C’est étrange que la vieille dame soit encore ici. J’ouvre le compartiment et fais glisser le plateau sur ses rails. Sous le linceul écru, je trouve un visage apaisé. Les stigmates de la souffrance se sont envolés, laissant les seules rides grignoter sa peau. Je ne me souviens plus de la dernière fois où je l’ai vu.

 

Henry me dit qu’il doit s’absenter pour acheter un joint torique. Je ne sais même pas ce que c’est. Je fais glisser mme Hafar dans son caisson. Mon abattement disparait pour laisser la place à une rage sourde. Je me sens trahie.

 

J’ouvre l'autre armoire pour vérifier son contenu. Vide. Avant de refermer, je sens comme un filet d’air qui provient du fond de la cavité. Je touche les parois en métal, mais elles sont à température ambiante. Ma main plonge plus en avant et un infime souffle caresse ma peau. Étonnée, je m’allonge sur le plateau et rampe jusqu'au fond de la cellule. L'espace exigu n'autorise guère de liberté, mais en en me tortillant j'arrive au terme du caisson. Il flotte une odeur de vieux frigo. Dans la pénombre du boyau, je devine une légère brise sur mon visage et, une fois mes yeux habitués, je découvre une anfractuosité plus sombre sous le plateau. Une pierre a été retirée du mur pour former une cavité. Je saisi mes clefs de voiture et la petite led incorporée. Le trou n'est pas plus gros qu'un poing et une bille y repose. Noire et terne comme de l'onyx. Je ramasse l'objet avec précaution. Il est gelé et produit un léger sifflement. Je l'approche de mon visage et je sens de l'air sur mes joues. Sur sa surface parfaite, une fissure apparait. Je perçois une pulsation au sein de la sphère et la faille s’écarte lentement. Sous le noir, un œil à l'iris rouge lave, fendu d'une pupille de chat. Une chaleur intense s’échappe alors du globe et me brule la paume. Je lâche la chose et sort la pièce la terreur au ventre.

 

Écrire n'arrange rien. J'ai peur. Mes pensées fuient de toute part et j'ai du mal à rester en place. Je ne sais pas ce que j'ai vu dans le reposoir, mais je suis sûre que c'est lié au chat.

 

 

Mardi 30 septembre 1997

 

Paul dépose Chloé à l'école avant de regagner Agen. Je crois qu'elle s'est fait une raison à propos de Bidule. J'ai à peine dormi cette nuit. Mais je sais ce que je dois faire maintenant. Si je parle de cette histoire à quelqu'un, je vais passer pour une dingue. J'ai pas besoin de ça en plus de ma mise à pied. Plus j'y pense et plus je me dis que tout est lié. Comme d’habitude, rationnel ou pas, je vais foncer.

 

Maman viendra ce soir pour garder Chloé. Je ne lui parle pas de mon histoire d'insuline, il est encore trop tôt. Elle cultive l’inquiétude avec zèle.

 

Je fais quelques recherches sur le net. Je ne trouve rien de convaincant sur un œil brulant. Par contre, je déniche quelques allusions dans la mythologie égyptienne. L'auteur du site évoque l'histoire de Hôthy, un homme sombre qui tomba amoureux de la déesse Bastet. Pour prouver son amour, il tua sa femme et sa fille juste après l'accouchement. Il voulait montrer ainsi que seule la divinité lui importait. Furieuse, Bastet le transforma en chat et le maudit. Chaque fois qu'il regarderait une femme ou un enfant, ses yeux deviendraient braises ardentes.

 

Je prépare mes affaires pour ce soir. Sac à dos léger, lampe torche, pince multiprise et marteau. Avec ça, je suis parée. Vivant ou non, l’œil sera détruit.

 

 

Chloé revient de l'école avec un dessin. Sur la feuille, des enfants jouent au ballon et un chat les regarde à travers le grillage. Il a un œil rouge et pas de queue. Chloé me demande si le chat sait où se trouve Bidule. Je ne sais pas quoi répondre.

 

De retour à l’école, je ne vois pas trace du matou. La maitresse me confirme qu’il a passé la matinée derrière le portail, comme s’il attendait quelque chose. Ou quelqu’un. S'il approche encore de ma fille, je le crève.

 

Quand j’arrive à la maison, il y a un carton posé sur le paillasson. Il n’y a pas d’adresse dessus, quelqu’un l’a apporté directement. Je regarde autour, dans la rue, derrière les haies. Je ne vois rien, à part les symptômes de ma parano. Le colis est plutôt léger et je trouve un mot collé en-dessous. C’est une lettre de démission à mon nom. Il n’y manque que ma signature. Je sens les battements de mon cœur qui accélèrent et le sang qui affluent dans mes tempes. Je fonce.

 

Le couteau tranche le scotch et libère l’ouverture. Avant la vision, il y a l’odeur. Et elle m’est familière. Mes yeux plongent alors dans ceux de Bidule. Ils sont voilés d’une pellicule grise. Sa tête gît au fond du carton, arrachée avec une rare sauvagerie. Avant de m’évanouir, je vois une partie de son rachis.

 

Le téléphone me réveille. Emily me laisse un message sur le répondeur me disant qu’elle s’inquiète.

 

Tout ça me parait si loin.

 

J’enterre la tête de mon chien à côté du potager. Je n’arrive plus à réfléchir. Mes gestes s’enchainent sans que je comprenne comment. Mon esprit dépressurise. Je vais bientôt redescendre et j’ai peur. Peur de ce que je vais faire.

 

 

Ma détermination n’a pas fléchie. Au contraire. Ce ne sera pas un duel au premier sang.

 

 

Maman raconte l'histoire du soir à Chloé. Paul téléphone d’Agen. Il est bien arrivé et son hôtel lui convient. J’écourte la conversation. Je n'ai pas pensé à lui de la journée. Il est l'heure.

 

 

 

 

 

 

Dimanche 14 mai 2000.

 

J'ai presque oublié la sensation d'écrire. J'ai du mal à trouver les mots.

 

Il m'a fallu du temps, mais je pense être enfin assez sereine.

 

Cette nuit-là, j'ai survécu. J'ai vu des choses qui me hanteront le reste de ma vie sans jamais pouvoir en témoigner. Je crois avoir perdu un peu de moi.

 

 

J’ai garé la voiture derrière le parc de l'ehpad et j’ai traversé la pelouse fraichement tondue. Ma tenue noire offre peu de prise à la lune gibbeuse. Je connais bien le terrain pour y promener nombre de résidents. En arrivant dans la cour intérieure, je vois que le bureau de Derettes est encore éclairé. Je m’approche, les graviers crissent sous mes semelles. Je jette un œil par la vitre voilée de rideaux cendrés. Derettes me tourne le dos. Il lit un livre imposant à la couverture épaisse. L'écriture est manuscrite et grossière. Impossible de voir exactement de quoi traite l'ouvrage, mais l'alphabet utilisé n’était pas latin. Sans trop me risquer, j'inspecte la pièce : pas de trace du chat.

 

Derettes garde une main sur le livre, de l’autre il sort un objet d’un tiroir. On dirait une sorte de poupée grossière, elle dépasse à peine de sa main et semble cousue dans de la toile de jute. Il la pose à côté du bouquin, je la vois avec précision. A la place du visage, il y a la photo d’identité de Laurence. Surement celle de son dossier. Le crâne en tissu est garni de quelques cheveux collés en touffe. Il me semble qu’un bras exhibe plusieurs rognures d’ongles sous une bande de ruban adhésif. En guise de robe, un mouchoir mauve dont l’aspect prouve qu’il est usagé. Le directeur saisit alors quelques punaises colorées et les plantent sur la poupée. Puis il se met à parler, ses lèvres bougent mais je n’entends rien à cause du double vitrage.

 

 

J’attends qu’il range Laurence dans son bureau et rejoins le soupirail. Derettes n’est pas ma priorité.

 

L'ouverture est étroite, mais je suis persuadée de pouvoir m'y engager. J’allume la maglite. La lucarne donne juste au-dessus de la cuve de fioul. C’est parfait pour prendre appui. Les jambes en premier, je me laisse aller sur le ventre et descends facilement. Seules mes hanches opposent une légère résistance. A cheval sur l'énorme container, je remets mon sac à dos avant de glisser au sol. L'obscurité est totale et quelques vapeurs de patchouli flottent entre les murs. Guidée par le faisceau de ma lampe, je me dirige vers le reposoir. En passant devant l'ascenseur, j'ai une pensée pour mes collègues et Emily.

 

Je réveille l'ampoule qui illumine la pièce sans conviction. Je devine tout de suite une baisse de la température. Henry a fini ses réparations. A côté du lavabo, quelqu'un a entreposé deux tréteaux et une porte sans poignée. Sur l'unique chaise trône une petite boite de craies blanches. J’ouvre l'accès de l'armoire réfrigérée. Le thermomètre indique 2°C. Un vrai frigo. Je m’allonge sur le plateau, la maglite coincée entre les dents. Un léger frisson me parcoure et constelle ma peau d'une désagréable chair de poule. La réaction s’accentue quand je découvre que l’œil a disparu.

 

J’éprouve alors une immense déception suivie d'une brusque montée d'angoisse. J’ai imaginé une multitude de scénarii possibles pour cette soirée, mais pas celui-là. Il faut que je trouve l’œil. Il est forcement dans la résidence.

 

Je vais commencer par le bureau du directeur. Ce taré a dû rentrer chez lui. Je sais qu’il cache un double des clés au-dessus du distributeur de boissons. Je quitte le reposoir et me rends vers l'ascenseur.

 

Je viens de franchir le virage qui débouche sur l'allée principale lorsque j’entends les portes coulisser, laissant filtrer un rai de lumière. Je fais demi-tour et me rue vers le reposoir. Prise de panique, j’opte pour la seule cachette de la pièce et me faufile à reculons dans le conduit vide. Quand la porte du local s’ouvre et que l'éclairage inonde les murs, j’ai l’impression que mon cœur résonne dans toute la résidence.

 

De ma place, je peux apercevoir une petite partie du reposoir à travers le jour de la fermeture. De l’extérieur, l'épaisseur du joint offre l'illusion que la cellule réfrigérée est fermée. Par ce judas improvisé, je vois Derettes poser une petite glacière sous le lavabo. Puis, il dépose la porte sur les tréteaux et commence à écrire sur le bois avec une craie. Ça ressemble à des symboles torturés, comme des lettres grecques soumises à une forte pression. Les signes s’allongent en une frise continue à la périphérie du plateau. Son travail achevé, Derettes trace un pentacle au centre. Je n'en crois pas mes yeux. Cet homme respecté verse dans le satanisme ou un autre culte oublié. Après l’épisode de la poupée, je regrette de ne pas avoir mon marteau en main.

 

Mme Hafar est sortie de son cachot d’aluminium puis allongée sur les écritures. Derettes déboutonne la veste et le chemisier qui dévoilent les chairs de l'abdomen. Celles-ci commencent à virer au violet et la peau plissée a l’aspect d’une feuille de platane après l’automne. Le directeur fouille dans sa poche revolver : il enfile des gants en latex et déplie la lame de son opinel.

 

Il  cisaille les abdominaux avec des gestes appliqués. L'outil est affuté et la chair cède sans opposer de résistance. Un sang noirâtre, vicié, s'écoule de la plaie pour s'étendre en flaque sur les inscriptions. C'est à ce moment que le chat saute sur la poitrine. Je retiens mon cri par miracle. Subjuguée par la scène qui se joue devant moi, je sens que mon corps est engourdi par le froid. Le félin se rapproche de la crevasse sanglante et renifle. Son œil se met à luire, une teinte d'un rouge profond. En reflet, l'alliance du directeur scintille. Sous le latex, la pierre carmin brille d'un éclat malsain. Derettes écarte alors la plaie béante d’une main et de l’autre sectionne l’utérus. A cet instant, Je n’ai qu’une envie : arracher le couteau et le planter dans la gorge du boucher.

 

Après avoir posé son outil dans le lavabo, il ouvre la glacière pour en sortir l’œil. Il est fermé en une sphère parfait. La paupière se fissure et l'iris rouge apparait. Calé dans la paume, le globe scrute la pièce de sa pupille fendue. D'instinct, je baisse les yeux quand il regarde dans ma direction. Lorsque je tente un coup d’œil, Derettes vient de plonger l'avant-bras dans le cadavre. Les tissus émettent un horrible bruit de succion. Quand il ressort sa main, elle est vide. Le chat se  rapproche de la plaie et commence à lécher les chairs. Mon estomac se révulse. Son museau et ses moustaches se colorent de noir, son pelage entier vire au cendré. Soudain, il se redresse et ouvre la gueule en grand. Ses poils se dressent, ses oreilles s’affaissent. Un liquide gélatineux et brun coule de sa bouche. Pendant quelques secondes, je pense qu'il vomit.  Le fluide change alors d'aspect. Il se scinde en plusieurs filets et prend de la consistance. Après quelques secondes, une vingtaine de tentacules visqueux grouillent dans la gueule du chat. Pareille à une poignée de lombrics, ils ondulent et s’insèrent dans les entrailles de la vieille dame. Il y a des crépitements et une fine fumée s'élève de l’utérus. Une forte odeur de chair grillée emplit l'espace. L’âpreté des effluves me brule la cornée et irrite ma gorge. Mes mains tremblent. Je ne sais pas si c’est la peur ou le froid. Ou les deux. Le corps torturé se met à convulser. Le chat plante ses griffes pour garder l’équilibre.  Des hémorragies se sont déclarées dans les yeux, les oreilles et la bouche de la défunte. J’ai la tête qui tourne, la scène s’accélère.

 

 

Derettes regarde la bête, ses traits semblent figés dans la cire. Il ne parait pas gêné par les vapeurs acides qui s'échappent de l'orifice. Je sens les premiers signes d'un éternuement et plaque une main sur mes lèvres. Mes doigts ne peuvent totalement atténuer le bruit.

 

 

Derettes s'approche de moi. Je prends une profonde inspiration. Quand la porte s'ouvre je pousse la plaque de métal avec violence. Le choc est brutal, la surprise totale. Derettes recule sous l'impact et lance un cri de douleur. Il porte les mains sur son nez éclaté, le sang des gants se mêle au sien. D’un coup de pied, je fais glisser le plateau et sors de ma prison. Déplier mes membres me demande un immense effort. L'adrénaline expulse le froid et j'envoie mon pied dans l'entrejambe de mon patron. Il s'effondre sur le sol et je pars en courant. Le chat n'a pas bougé, il surplombe toujours l’abdomen du cadavre.

 

Mes muscles hurlent, mon pouls s'emballe, ma vue n’arrive pas à se stabiliser. Les premiers symptômes de l'hypothermie. Je me raccroche au mur pour ne pas tomber et jette un regard vers le reposoir. Derettes, allongé sur le dallage, essaie de reprendre son souffle. Le chat me fixe de son œil rouge vif. Les tentacules ont presque disparu.

 

Je fuis vers l'ascenseur, toujours soutenue par la paroi. Arrivée devant les portes, je vois que Derettes les a verrouillées. Il faut que je repasse par le soupirail. Une fois à la cuve, la lune a passée la cime des arbres et éclaire faiblement la réserve. Je prends appui sur le panneau de contrôle pour me hisser. Mes mains s’agrippent au couvercle et je fais jouer mes muscles en grimaçant. C'est alors qu'une douleur terrible déchire ma jambe gauche. Mes doigts se crispent sur le métal et la charnière se rompt. Je tombe à la renverse.

 

Je m’étale, les outils dans le sac me déchirent le dos. Je me relève en gémissant et touche ma jambe blessée. Le tissu de mon pantalon est déchiqueté, mon mollet poisseux de sang. Je lève la tête et me retrouve face à un minuscule brasier rougeoyant. Le chat me fixe de toute sa haine. Je sens la brulure de ses griffes dans ma chair. Son regard me consume jusqu'à l'âme. La pupille se met à crépiter. Le cyclope me saute à la gorge. Par chance, je n'ai pas lâché le couvercle de la cuve. Tous mes sens sont focalisés sur cette tache rouge. Je lance mon bras à l’instinct. Le disque de métal le fauche en plein vol. J’entends un craquement obscène se répercuter jusque dans mes os. La bête va s’écraser sur le mur dans un choc mou. Il laisse échapper un râle de douleur et son œil devient moins ardent. Profitant de mon avantage, je me rue sur lui. J'arrive à lui saisir la gorge et une patte. Il plante ses crocs et ses griffes dans mes muscles. La douleur me cisaille. Dans un dernier sursaut, je me jette sur la cuve et plonge les bras dans le fioul.

 

 

Le chat meure en moins d'une minute. C’est la plus longue de ma vie.

 

 

 

 

 

Le lendemain, Paul m’annonce qu'il a le poste. Nous déménageons la semaine suivante pour le Lot-et-Garonne. Je démissionne avant d’arriver à Agen. Une lettre éclair de trois lignes.

 

La peur dicte sa loi. Je romps tout contact. Mon ancienne vie ne pèse pas plus lourd qu’un répertoire téléphonique.

 

 

 

Les premières semaines sont éprouvantes. Chloé fait des cauchemars. Elle croit que Bidule va revenir et trouver la maison vide. Je laisse Paul gérer cette crise, je ne m’en sens pas le courage. Elle met presque deux mois avant de se refaire des amies. La coupure des vacances scolaires n’aide pas.

 

Paul s’inquiète de mon attitude. Les cauchemars, les médicaments, les angoisses. Sans parler des marques de mutilations sur mes avant-bras. Pour endormir sa curiosité, j’évoque un impétigo imaginaire contracté au boulot. Et pour couper court à sa libido, je précise l’aspect contagieux de ce Streptococcus pyogenes.

 

Je dois repartir à zéro, loin de ma famille et de mes amies. Prendre sa culpabilité en otage me donne moins de scrupules que de tranquillité. Je suis trop au fond pour en avoir honte.

 

Je ne cherche pas à reprendre contact avec mes anciennes collègues ni à m'informer sur l'actualité de l'ehpad. Seule la lâcheté me donne l'espoir de l'oubli.

J’ouvre mon cabinet infirmier deux ans plus tard. Les cauchemars sont les seuls vestiges de cette terrible nuit. Mon quotidien est moins excitant qu'avant, mais je m'en accommode. Depuis la naissance de Ludivine, j’ai pris une remplaçante qui fait les tournées à ma place. Je veux être là pour mes filles.

 

 

Paul semble épanoui. On lui a proposé une promotion le mois dernier et il a refusé. Je crois qu'il a enfin trouvé ce qu'il voulait faire.

 

Je ne pense pas continuer ce journal. Je n’en ai plus besoin.

 

 

 

 SudOuest édition d'Agen, mercredi 18 octobre 2000

 

Agression au couteau : un retraité s'improvise justicier.

 

 

 

Ce lundi, dans le quartier résidentiel de l'avenue Jean Macé, la vie tranquille des habitants a été troublée par un sinistre fait divers. D'après les premiers témoignages recueillis auprès du proche voisinage, une série de hurlements a été entendue aux alentours de 16h. Le quartier est un lieu paisible et de mémoire de résidents il n'y a jamais eu d’agression dans ces rues.

 

Malgré l'arrêt des cris, M. Gustave Platain demeure inquiet. Il est persuadé que le bruit provient de chez ses voisins. En bon citoyen, il va vérifier car il sait que sa voisine a un nouveau né et il veut s'assurer que tout va bien. « J'ai emprunté le petit chemin dallé qui mène à l'entrée. Il est toujours impeccable, Mme Cassagnes entretient son extérieur avec zèle. Quand j'ai vu que la porte était grande ouverte, je me suis douté que quelque chose n'allait pas » explique M. Platain.

 

Le courageux retraité se saisit d'un parapluie qui traine dans l'entré. Un modèle robuste, avec un solide manche en bois. Il entend un bébé pleurer à l'étage, mais il décide de fouiller le salon. Il avance doucement pour ne pas éveiller l'attention d'un éventuel agresseur. Il traverse alors la pièce de vie où il remarque des traces de lutte. Un vase est renversé, des objets divers gisent sur le sol. Et il entend un craquement provenant de la cuisine. Il s'approche et découvre une scène macabre. Un jeune adolescent est assis à califourchon sur le corps sans vie de sa voisine. Un couteau ensanglanté est posé sur le sol alors que l'agresseur a une main plongée dans le ventre de la victime. Heureusement pour M. Platain, le psychopathe lui tourne le dos. « Quand j'ai vu ça, mon sang n'a fait qu'un tour. J'ai levé mon parapluie et j'ai frappé la tête. Lorsqu'il s'est effondré au sol, j'ai vu qu'il ne devait pas avoir plus de douze ans et qu'il portait un cache-œil.».

 

M. Platain appelle sans délai les secours et la police. Alors que la victime est conduite d'urgence à l'hôpital, les forces de l'ordre embarquent l’agresseur pour interrogatoire et mise en examen. Malgré une profonde blessure à l'abdomen, le bilan vital de Mme Cassagnes n'est pas engagé.

 

Nous avons contacté M. Cassagnes. Il n’a pas souhaité nous répondre. Père de deux filles, il est employé de l’association « Des fenêtres sans barreaux » qui s’occupe de réintégrer d’anciens détenus dans le monde du travail. Voilà une piste qui pourrait intéresser les inspecteurs.

 

La police se refuse pour l'instant à tout commentaire. Le commissaire Gressent a précisé qu'une enquête est en cours. Une fois la lumière faite sur cette affaire et les motivations de l'agresseur, la presse sera informée.

 

Après cette terrible histoire dans un des quartiers les plus paisibles de la ville, il y a fort à parier que le maire annonce, dans les prochains jours, un renforcement des forces de police. A quelques mois des élections municipales, l'opération pourrait redorer le blason bien terne du premier magistrat de la ville.

 

 

SudOuest édition d'Agen, jeudi 16 novembre 2000

 

Découverte macabre lors d’une promenade.

 

On se souvient de la terrible agression qu'avait subit une habitante du quartier Macé en octobre dernier. Le décès prématuré de son agresseur des suites d'un arrêt cardiaque (cf, SudOuest Agen, 18 octobre 2000) avait coupé court à l’enquête et à un éventuel procès. Il semblerait que Mme Cassagnes ne se soit jamais remise de cet acte odieux.

 

Dans la nuit de mardi à mercredi, elle a mis fin à ces jours en se jetant dans le Lot depuis le pont Beauregard. C'est un couple de promeneurs qui a retrouvé son corps dans la matinée. Nous avons pu interroger les témoins du drame. Le choc a été terrible pour ces habitués des rives du Lot. « Mais le plus dur, a précisé l'homme, c'est de voir que la noyée était enceinte ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Amarante : L'amarante est un genre de plantes herbacées cosmopolites. Amaranthus vient du grec ancien Αμάρανθος, formé du privatif a-, « sans » et de maranthos, « qui se fane » (elle est de ce fait un symbole de l'immortalité). L'amarante a la réputation de ne pas se faner.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

31 janvier 2014

Le paradoxe du bilboquet

 

 

Là où il n'y a le choix qu'entre lâcheté et violence, je conseillerai la violence.

 

Gandhi

 

 

 

 

 

 

C'était un de ces soirs de juillet où le soleil hésite à se coucher. Les rayons cuivrés venaient lécher sans appétit les reliefs fatigués du vieux bâtiment. Étalées sur la vitrine, on pouvait lire en lettres peintes « LavoMat - Lavage et Séchage ». Sur la façade, bien ancré à la rue de l'église, le numéro 18 se détachait sur fond bleu.

 

 

À l'intérieur, Mathias oscillait entre les machines à laver pour vérifier les tambours. Les entrailles des sœurs Whirlpool se montraient avares. Seuls une chaussette rayée et un gant en laine avaient échappé à l'attention de leur propriétaire. Ils rejoignirent sans ménagement la corbeille plastique des orphelins. La grande carcasse du gérant poursuivit son inspection et s’avança vers les sèche-linges. Lovés au fond de la pièce, ils exhibaient leur orifice avec la délicatesse d'une star du porno. Niché contre la paroi d'inox, un pantalon noir attendait son heure. Encore chaud, le tissu synthétique grésilla au contact de la peau. En habitué, Mathias ne frissonna même pas et expédia sans considération le vêtement dans la panière. Puis, il regarda sa main, paume tournée vers les tubes néon. Elle ne tremblait pas.

 

 

Sur la place de l'église, le vent jouait dans le grand saule. Les branches ondulaient avec maladresse, de l'arthrose plein les nœuds. Moineaux et mésanges esquivaient sans difficulté les assauts du vieil arbre. Assis sur un tabouret en bois de cagette, Mathias fumait une cigarette sans filtre, adossé au crépi de la devanture. Alors que ses yeux bleus répondaient au ciel, la fumée tentait d'imiter les nuages. Il prit une profonde inspiration et apprécia cette atmosphère faite de tabac, de goudron et de lessive bon marché. Il se souvint du jour où la route fut refaite. C'était il y a dix ans, déjà. Un mardi chauffé à blanc. Sur le casque orange des ouvriers, le soleil tapait comme une masse. Le bitume et la chaussée n’arrivaient pas à s’unir. Une décennie plus tard, la rue de l'église était en pleine puberté. Sa surface mate, constellée d'une acné disgracieuse. Certains jours, lorsque les douze coups retentissaient au clocher, Mathias l'entendait gémir, grignotée par les piqures d'UV. Il l'aimait bien cette rue, fière et sombre. Comme lui.

 

 

Les dernières cendres se posèrent sur le trottoir et, de l'index, Mathias expulsa son mégot vers une bouche d'égout édentée. Après vingt années, sa liaison avec la cigarette lui avait jauni les doigts et fossilisé les bronches.

 

 

Il vit alors une silhouette décharnée qui remontait la pente. Auguste, curé de la paroisse, avançait à contre-courant. Son énorme tête se balançait au rythme régulier de sa foulée. Les bras plaqués sur son corps osseux, il ressemblait à un pigeon anorexique. Sa démarche donnait l’impression d’un mouvement contrarié, une sensation de chute avortée. Chaque semaine, il passait à la même heure, tous les vendredis. À quatre-vingt-deux ans, le prêtre était toujours ponctuel. Persuadé que la mort ne pouvait s'opposer à un emploi du temps bien établi, il avait troqué sa bible de poche contre un agenda à couverture écaillée. Quand il arriva à destination, sa respiration bruyante se confondait avec le souffle des sèche-linges. Puis, dans un sifflement, l’homme de foi lança :

 

- Comment va ?

- Plutôt bien, je dois dire.

- C’est déjà ça. Tu as préparé mes petites affaires ?

- Bien sûr, comme chaque semaine. Asseyez-vous, je vais les chercher.

- Laisse donc pour l’instant. Apporte-moi plutôt un verre d’eau.

- Depuis quand vous déplacez-vous sans votre flasque d'eau bénite ?

- Dépêche-toi, blasphémateur.

 

 

Comme une branche trop sèche, le vieil homme s'assit sur le tabouret. Ses articulations craquèrent au diapason du bois blême.

 

 

- Fait pas bon s’dessécher. Et encore moins d'vieillir.

- Buvez, ça va vous remettre les cheveux dans le bon sens.

- Penses-tu ! Mes cheveux sont aussi blancs et raides que ta cagette.

 

 

Le religieux vida son verre d’une traite, les paupières closes et la main ferme. Il laissa alors échapper un soupir si profond qu’il aurait pu être le dernier. Puis le silence s’installa. Seul un léger vent vint troubler la conversation muette.

 

 

Matthias baissa les yeux vers le prêtre. Sa peau avait retrouvé une teinte acceptable. Le père Auguste laissa la petite brise s’accrocher aux gouttes de sueur qui perlaient sur son front. Vouté sur la cagette, sa chemise verte dévoilant un torse aussi lisse qu’un marbre funéraire. Le vieil homme donnait une impression végétale, comme un Rodin sculpté dans du frêne. Les sandales plaquées sur le trottoir et les bras en recueil, il ressemblait à un arbre noueux, courbé sous le poids des ans.

 

 

- Mathias, on se connait depuis combien de temps, toi et moi ?

- Bien avant que le saule soit planté face à l'église.

- Et tu ne crois toujours pas en Dieu ?

- Ça dépend des jours.

- Aujourd’hui, t’y crois ?

- Je peux pas dire, la journée est pas finie.

- Moi, j’y arrive plus.

- C’est comme croire au Père Noël, vous avez passé l'âge.

- C’est possible.

 

 

Le prêtre posa le verre au sol. Mathias embrasa une cigarette à l’aide de son Zippo et dégusta cette première bouffée aux effluves d’essence. Il songea à l’homme d’église avec une certaine tristesse. Perdre la foi n’était pas facile à digérer, mais savoir qu’on y avait consacré sa vie…

 

- Il faut que tu m’aides Mathias.

- Je vous écoute.

- Il n’y a qu’à toi que je peux le demander. Tu m’as dit un jour que tu avais une dette envers moi. Un jour où tes mains étaient rouges et ton regard noir. Ce jour-là, pendant ta confession, même les Saints sur les vitraux ont détourné les yeux.

- Je n’ai pas oublié.

- Approche-toi.

 

 

Mathias s’accroupit. Deux paumes usées vinrent épouser ses pommettes cabossées. Elles étaient chaudes, comme un aveu trop longtemps tenu secret. Le sourire du religieux apparut en pointillé, encadré par ses joues en parenthèses. Il parla d’une voix claire, mais si bas qu’aucune branche du saule ne cilla.

 

 

 

***

 

 

 

Quand Mathias fut chez lui, sa femme arrosait les plantes. Elle trainait dans son sillage une odeur tenace de quenelles à la tomate. Suspendus en l'air dans des macramés, les géraniums ressemblaient à des méduses affalées dans des hamacs à filets. Il rentra sans croiser son regard, seule l’eau de l’arrosoir venait adoucir le bruit des pas sur le dallage. Après s’être lavé les mains, il se mit à table.

 

 

Les vendredis, Éliane redonnait sa virginité au carrelage écru de la cuisine. L'odeur de javel prenait possession de la pièce et imposait ses fragrances. Mathias empoigna une cuillère et déposa dans son assiette nacrée deux quenelles honteuses.

 

 

Ils s'étaient rencontrés sept ans plus tôt à la caisse du 8 à Huit. Éliane portait une robe jaune, des escarpins à nœuds verts et son parfum se vendait en flacon d'un demi-litre. De dos, elle ressemblait à une fleur bon marché. Au bout du tapis roulant, elle empilait ses courses dans un grand sac délavé. Ses mains exécutaient des gestes précis, chaque emballage était aligné afin qu'aucun espace vide ne subsiste. À la caisse d'à côté, Mathias enfournait en vrac tomates, conserves, jambon et œufs par six, dans des petits sachets faméliques. Quand il vit Éliane assembler son édifice, il resta interdit devant le spectacle. Il se dit qu'une femme qui rangeait ses achats comme des Légo devait faire une épouse acceptable. Entre le savon et la boite de raviolis, il l'invita à diner. Elle afficha un sourire gêné puis installa les poireaux à la verticale, entre deux bouteilles de lait. Elle accepta l'invitation après avoir sorti son chéquier.

 

 

Après la pizzéria, ils firent l'amour au deuxième étage d'un immeuble sans ascenseur. L'appartement d'Éliane brillait comme une faïence de salle de bain. Des vapeurs de javel flottaient dans l'atmosphère. Même les mouches avaient déserté le meublé. Quand il traversa la cuisine, Mathias pensa à une morgue. La table exhibait ses pieds sous les plis de la toile cirée.

 

 

Ils arrivèrent dans la chambre tapissée de mauve. Le matelas, plus moelleux qu’une tranche de pain de mie, obligea Mathias à rester sur le dos durant le coït. Filtrant au travers des persiennes, la lumière amande de l’éclairage urbain enveloppait Éliane. Sur sa peau se dessinaient les nervures d’une écorce. Sa chevelure ondulait, ses doigts fouillaient le torse en broussailles. Plantées sur leur tumulus, les hanches arrogantes s’évanouissaient à la naissance du drap.

 

 

Mathias se revit chez son grand-père, couché sous le cerisier du jardin. Il se sentait bien, absorbé par la pelouse duveteuse. Des pulsations sourdes irradiaient le creux de ses reins tandis qu'une chaleur diffuse s’immisçait en lui. Quand ils jouirent, le silence de la chambre en fut à peine troublé. Dehors, des chats se battaient. Les feulements sortirent les deux corps de leur torpeur. Dans la pénombre intérieure, Mathias vit Éliane, un sourire de petite fille accroché aux lèvres, comme après avoir mangé le bonbon interdit.

 

 

Sept ans plus tard, leur couple tenait plus de la collaboration que du mariage. Ils s’aimaient suffisamment pour ne pas se séparer et trop peu pour se haïr.

 

 

Il la voyait se faner jour après jour, dans des robes aux couleurs moins éclatantes. Les rides défilaient maintenant en formation, les cheveux blancs n'avaient plus honte de s'afficher et aucun de ses ongles bombés n'avait la même longueur. Ils étaient pareils à deux presse-livres ; chaque année était un ouvrage de plus qui les éloignait l'un de l'autre. Mais au final, plus les années passaient, plus leur couple était solide.

 

 

Mathias venait d'engloutir sa troisième quenelle lorsqu'on frappa à la porte. Il lança un « Entrez » de sa voix rugueuse et une jeune fille apparut dans l'embrasure. Elle pénétra tel un courant d'air, ses mots sifflaient, ses pas glissaient sur le dallage. Un plat dans les bras comme pare-chocs, ses deux couettes en virgule orientées vers le plafond et deux yeux ronds plus tendres qu'un chocolat belge, elle ressemblait à une auto-tamponneuse. Sur son menton en amande, une fossette à peine esquissée en guise de fente à jeton.

 

- Bonsoir Éliane ! Bonsoir Mathias !

- Bonsoir Luce.

- Bonsoir Luciole

 

La jeune fille accosta à la table et y déposa un tiramisu grêlé d’éclats de chocolat.

 

- Gina en a fait un pour vous remercier.

- C’est très gentil Luce. Mais il ne fallait pas. Tu veux rester pour le dessert et l’entamer avec nous ?

 

La voix d’Éliane était mate, privée d’émotion. Avec le temps, Luce avait appris à percer cette écorce. Elle savait que sa voisine l’appréciait, mais ses sentiments ne sortaient jamais sans s’habiller d’une extrême pudeur.

 

- Si à chaque fois qu’on prête un plat vide à ta mère elle nous le rapporte garni, Éliane n'aura plus besoin de faire les courses.

- Même pas drôle Mathias.

- Allez Lucioles, assied toi donc. Éliane va t’apporter une assiette.

- Mais j’ai déjà mangé !

- Ta peau sucrée me dit qu’il n’y a pas que le soleil qui lui donne cette teinte caramel… gourmande !

- Moi au moins, j’ai pas les yeux bleus à force de boire la tasse dans mon bain.

 

Les rires fusèrent dans un même éclat. Profond et régulier chez Mathias, soulevant à peine sa poitrine, staccato erratique chez la jeune fille, comme une rafale d’arme automatique. Éliane posa les assiettes à dessert, celles avec le liseré violet. Elle découpa trois portions du tranchant de sa cuillère à soupe.

 

- Délichieux ! Ch'est à chon tiramishu qu'on reconnaît une vraie Italienne.

 

Mathias engloutit sa part en trois coups de fourchette alors que dehors, la ligne d'horizon bordait pour la nuit un soleil fatigué.

 

 

 

***

 

 

 

La matinée suivante démarra calmement. Mathias, encastré derrière son petit bureau en formica, griffonnait une grille de mots fléchés. Il butait depuis un quart d'heure sur un sept lettres retors. Après de multiples tentatives infructueuses, la gomme de son crayon donnait des signes d'épuisement. Pour s’aérer l'esprit, il balaya la salle du regard. Assise au fond de la pièce, une jeune femme attendait que sa lessive se termine. Son buste semblait raide comme un archet, ses fesses menues courbaient à peine l'assise du fauteuil. Ses cheveux couleur blé étaient tirés en arrière avec tant de force qu'ils pouvaient céder à chaque instant. Elle lisait un livre à la couverture trop coloré où le mot « sang » était inscrit en relief. Mathias esquissa un sourire qu'il pratiquait depuis de longues années. Il s'amusait de ces personnes qui éprouvaient le besoin de se faire peur, bien à l'abri derrière cinq centimètres de papier. Onze heures, quatrième cliente et le soleil qui cogne sur ce samedi sans personnalité.

 

 

Sur le pas-de-porte, le chien du quartier tentait de faire la sieste. Allongé sur le flanc, il respirait avec bruit, la truffe palpitante et les côtes saillantes. Mathias l'avait appelé Picasso quand, six mois plus tôt, l'animal était venu mendier quelques amuse-gueules. Il avait une apparence indéfinie, l'épilogue de croisements dont la généalogie tenait moins de l'arbre que du labyrinthe. Il s'était présenté devant la laverie sans collier ni attache, sa maigreur comme unique bagage. Le gérant lui avait proposé les restes d'un sandwich au poulet. Si Picasso n'avait pas été si vieux, son regard aurait pétillé. D'habitude, on l’accueillait dans les propriétés avec une bassine d'eau ou un manche à balai. Une fois, un coup de fusil. Il perdit une oreille et devint insomniaque lors des nuits d'orage. La dernière bouchée lui fit renoncer à son statut nomade. Il décida de s'installer dans le local poubelle qui tutoyait l'église.

 

 

Mathias allait replonger dans sa grille quand Luce poussa la porte vitrée. Elle tenait à la main une trottinette rose acidulée qu'elle déposa sur un flanc du bureau. Son sourire dévoila deux rangées de dents parfaites qui firent de l'ombre au soleil.

 

- Bonjour Mathias.

- Salut... ciole.

- Tu as bien digéré le tiramisu ?

- Tu essayes de me dire que j'en ai trop mangé, c'est ça ?

- Pas du tout. Mais je trouve que tu as l’œil un peu jaune ce matin.

- Normal, y'a plus de jaune que de bleu dans le ciel aujourd'hui.

- C’est samedi, j'ai apporté mon jeu d'échec.

- Et moi, j’ai amené un bilboquet.

- Un bilboquet ?

 

Mathias et Luce s'étaient connus quatre ans plus tôt. Faute d'un budget idoine, Gina ne pouvait investir dans un lave-linge. La jeune fille de dix ans semblait subjuguée par ce grand ours hirsute et mal rasé, qui trainait toujours avec lui un parfum entêtant de lessive au lavandin. Elle restait captivée par son regard, d'un bleu dur comme l'acier, qui sous la lumière des ampoules s'attendrissait en un violet guimauve. Son tempérament ardent hérité de sa mère l'aida à dompter le vieil animal. Elle trouvait du réconfort chez cet homme monolithique. Un roc inaltérable, qui ne haussait ni le sourcil devant un gros mot échappé, ni le ton face un zéro en dictée. Naturellement, elle en était venue à lui soumettre ses inquiétudes, à lui révéler ses amourettes d'école. Il était si facile de confier à ce fleuve tranquille maintes paroles pesantes qu'il engloutirait à jamais. Un confort moins bavard qu'une amie et plus secret qu'un journal intime. Pour elle qui n'avait jamais eu de père, Mathias assurait un intérim luxueux, pour le meilleur et seulement le meilleur.

 

 

Puis en classe de quatrième, encouragée par un mois de mai pluvieux, elle s'était mise à fréquenter Maxime, élève aux lunettes cobalt et membre du club d'échecs. Ce choix avait étonné son cercle de copines, car l'élu arborait un physique assez banal et n’avait pas une cote très élevée à l'argus du petit copain. Comme les températures saisonnières faisaient du yoyo, les rangs se clairsemaient à mesure que les salles d'attente des généralistes se remplissaient. Et lors des journées où le ciel croyait bon d'essorer ses nuages, Luce rejoignait son Maxime dans la pièce dédiée au club d'échecs. Durant cette période, elle se découvrit une passion pour le roi des jeux. Elle aimait la vitesse des fous, l'inconstance des cavaliers et l'inertie des tours. Et comme dans la vie, elle savait que le Roi n'était rien sans sa Dame.

 

 

Les semaines s'effacèrent sur l'éphéméride. Puis les avances insistantes de Maxime se couvrir de lubricité. Luce se mit alors à suivre avec beaucoup d’intérêt les prévisions météorologiques.

 

 

Mai tira sa révérence ainsi que les nuages trop gris. Après dix-sept jours de chassé-croisé, Luce mit Maxime échec et mat. Il fut très déçu de cette rupture car, même s'il ne se sentait pas l'étoffe d'un roi, il se voyait déjà cavalier. Il comprit trop tard que Luce n'était pas une reine, mais bien une tour imprenable. Le dimanche suivant, elle acheta aux puces un vieil échiquier en acajou et bouleau blanc. Comme il manquait une pièce, le vendeur lui fit un prix. De retour chez elle, Luce sortit la trousse de couture en tissu écossais de sa mère et y déroba un dé de couturières. Il lui sembla qu'il ferait une souveraine acceptable. Comme sa présence parmi les joueurs d'échecs du collège n'était plus souhaitée, elle se tourna vers ses amies afin d'y trouver des partenaires. Ses recherches restèrent infructueuses, ses copines préférant le vernis à ongles à celui qui recouvrait les pièces de bois. Luce demanda alors à Mathias. Il accepta avec joie, plus pour passer du temps avec la jeune fille que pour apprendre les subtilités du jeu. Il se montra rapidement un adversaire redoutable, bien que trop lent face à la vivacité de Luce. Chaque samedi, Luce apportait son échiquier à la laverie et le doux géant échangeait ses grilles de mots pour un quadrillage monochrome.

 

 

Et puis, vint le jour où Mathias amena son bilboquet. Quand il voyait les yeux de Luce crépiter à chaque mouvement d'une pièce sur le bois laqué, il se disait que lui aussi aimerait partager ce qui lui tenait à cœur. Il apporta donc le jouet, unique vestige de sa préhistoire.

 

 

Assise face à Mathias, Luce le regarda sortir le fameux bilboquet d'un sac rapiécé. Il le déposa en douceur sur le plateau en mélamine du bureau. Luce resta interdite devant l’objet si incongru ; une chose ridicule et pourtant fascinante. Dressé sur son pied maigrelet, le sommet de la boule ne devait pas dépasser les vingt centimètres. Son bois clair était de ceux qui parfument la forêt quand le printemps revient ; des dizaines de taches sombres picoraient sa surface comme une peau couverte d'éphélides. Suspendue au faîte de la sphère, une tresse se laissait tomber et venait étrangler son support avec l’arrogance d’une corde de potence. La jeune fille décida que l’objet était beau, car il lui rappelait une maraca offerte par sa mère.

 

- Et ça sert à quoi ?

- Ça occupe.

- C’est pour faire de la musique ?

- Bien sûr que non, c’est un jeu d’adresse. Regarde.

 

Mathias empoigna le manche qui disparut dans sa main carrée. Il délogea la boule du pic et la laissa pendre, inerte. Puis il soupesa le bilboquet afin d’en ressentir le poids, par petites impulsions, comme le pécheur jauge son bouchon en titillant sa canne. D’un geste franc, sec, il décocha le globe d’un mouvement de poignet. Elle s’envola, décrivant une courbe en moitié de cœur, et vint se loger en claquant sur la pointe vernie.

 

 

Fier de son effet, Mathias dévisagea Luce à la recherche d’un signe d’étonnement. L’adolescente fixait la sphère d’un regard sans battements de cils.

 

- C’est tout ?

- Ben oui, c’est tout.

- Ça fait pas de musique.

- Non, c’est juste un jeu d’adresse.

- Pourquoi tu l’as ramené, tu veux plus jouer aux échecs ?

- Je voulais juste te montrer. Le bilboquet c’est comme toi avec et les échecs. C’est mon truc.

- Tu m’apprendras ?

- Bien sûr !

- Tu l’as depuis longtemps ?

- Très. T’étais pas encore née.

- Je sais pas si ça va me plaire, mais je veux essayer.

- On jouera aux échecs quand tu auras réussi.

- C’est l’histoire de cinq minutes alors !

 

Ce samedi-là, on annonça la mort de Barry White à la radio. Luce ne sortit pas l’échiquier de son fourreau.

 

 

Durant l’après-midi, le soleil s’entêta dans un ciel définitivement bleu. Assise sur une chaise qui avait dû être confortable, Luce se massait les articulations de la main droite. Le bilboquet n'était pas un loisir sans risque. Même sans gravité, les impacts sur les phalanges laissaient des traces. Les clients avaient enfin fini par se montrer. Un ancêtre plissé calé sous le porte-manteau, une femme voilée de vert et un ado à capuche qui auscultait la panière des oubliés. Face à Mathias, une jeune fille au visage mangé par des lunettes trop grandes échangeait des jetons contre un timide billet rosé. Le gérant regarda s'éloigner la silhouette toute en courbe. Elle s’arrêta à la première machine libre, ouvrit son sac de supermarchés et envoya une compagnie entière de strings et soutiens-gorge en expédition.

 

 

Mathias se débattait toujours avec son sept lettres quand Luce présenta un bilboquet enfin coiffé. Un sourire flexible faisait de la balançoire sous son nez. Le géant applaudit avec lenteur, laissant le temps à l'adolescente de bien savourer sa victoire. Dans la seconde suivante, le garçon à capuche franchit l'entrée, frôlant le dos de Luce. La tête avalée par le tissu du sweat-shirt, il tenait une planche de skate à la main. Sa démarche glissante donnait une impression de patinage. Mathias crut voir un renflement au niveau de l'abdomen, comme une grossesse dissimulée. Il jaillit de son tabouret et interpella l’adolescent. Tout se passa alors très vite. Le pied gauche de l'ado se plaqua sur la surface abrasive de la planche et le droit propulsa le skateur dans la rue.

 

 

L'engin accéléra aussitôt et se laissa happer par le dénivelé de la route. De son côté, Mathias réagit avec une rapidité sidérante. Il empoigna la trottinette en appui sur la vitrine, franchit le pas-de-porte, et après quelques coups de semelles sur l'asphalte se lança à la poursuite de l'encagoulé.

 

 

Mathias avait assez de vitesse pour que l'air lui siffle aux oreilles. Il avait en ligne de mire le dos du voleur, la tête d'un rappeur célèbre floquée sur le sweat-shirt. Une douzaine de mètres les séparaient. La rue de l'église était peu sinueuse, Mathias ne risquait pas de perdre sa cible de vue. Il savait que sur la poussée, il avait un avantage certain. Comme pour vérifier sa théorie, il enchaina une série d'impulsions plus violentes que les autres et gagna deux bons mètres. Sous son poids, la trottinette craquait à toutes les jointures. Les roues s'effritaient sur le macadam, les roulements gémissaient, et la potence affichait les symptômes d'un Parkinson.

 

 

Un virage à droite se dessina et Mathias appuya légèrement sur le frein. Le skateur, plus agile, en profita pour reprendre de l'avance. Sur le trottoir, les quelques passants se figèrent devant ce spectacle peu orthodoxe. Mathias avait beau gagner du terrain dans les lignes droites, le jeune manœuvrait plus habilement dans les courbes. Les deux poursuivants paraissaient liés avec un élastique invisible. Encore quelques virages et la rue allait s'ouvrir sur la place de la fontaine.

 

 

Dans un coude, le frein gémi, la trottinette s'affaissa un peu plus. Sur les balcons, quelques géraniums se penchaient sur ce grand prix d'un genre nouveau. Le skateur s'engagea dans le dernier virage, un long droit sans trottoir. Quand il vit sa cible disparaître derrière le mur crépi, Mathias su qu'il avait perdu. D'instinct, il braqua à droite, le pied en appui pour garder l'équilibre. Il se redressa sans effort et plongea dans les escaliers. Malgré la vitesse, le saut fut sans ampleur. La trottinette s'écrasa sur la troisième marche et se coupa en deux. Projeté vers l'avant, Mathias se rétablit sans perdre de temps. Ses réflexes étaient encore aiguisés.

 

 

Il dévala les marches de calcaires, ses chaussures bon marché absorbaient avec peine les chocs. Il avait mal aux jambes, une douleur sourde qui le motivait. Il poussa plus fort, bandant ses muscles jusqu’à la rupture. Lorsqu'il jaillit de l'escalier la poitrine en feu, il souriait.

 

 

L'ado arriva sur la gauche à pleine vitesse, les deux pieds collés sur le skate. Trop concentré sur la trajectoire il ne vit pas Mathias émerger d'entre les bâtiments. Il tourna la tête, le parasite en trottinette avait disparu. Il n'eut pas le temps de ralentir, Mathias le plaqua vers la fontaine. Il fut arraché de sa planche comme une mauvaise herbe d'un gazon anglais. Emporté par son élan, le gérant de laverie finit sa course dans le bassin, son paquet dans les bras. L’eau glacée lui fouetta le visage. Agrippé au torse frêle du garçon, il eut l'impression qu'une simple pression pouvait le briser. Il décontracta son étreinte alors qu’il sentait des bulles gazouiller vers la surface.

 

 

Lorsqu’ils sortirent la tête de l’eau, l’adolescent toussa et recracha le liquide de sa trachée. Il rejeta sa capuche en arrière et lança un regard perdu sur les iris bleutés. Il s’imagina saumon, face à l’ours qui venait de le pêcher d’un coup de griffe. Mathias plongea sa main dans l’échancrure du sweat-shirt alors que plusieurs chalands s’approchaient du bassin. Le samedi était jour de marché, la place accueillait pléthore d'étalages bariolés.

 

 

Ses doigts saisirent un morceau d’étoffe et il tira : c’était le pantalon noir en synthétique. L'adolescent, qui devait culminer à quatorze ans, reprenait son souffle. Quelques curieux se rapprochèrent pour assister à la scène, ce qui l'encouragea à rechausser son regard de dur. Amusé, Mathias agita le vêtement avec ostentation.

 

- Salut Kevin. Pourquoi t'as piqué ça ?

- J' m'appelle pas Kevin.

- Peut-être, mais t'as piqué ce pantalon dans ma laverie.

- Il est pas à vous !

- T'as pas tort. Tu sais peut-être à qui il appartient, non ?

- Non. Je voulais juste un nouveau fute.

- Tiens donc ? Une crevette qui s'habille encore chez Z et qui veut enfiler les pantalons de papa. On pourrait en mettre deux comme toi là-dedans. Avec ta planche.

- J'aime les pantalons larges.

 

Il y avait à présent une dizaine de badauds qui butinaient la corolle de la fontaine. L'attroupement

rassura le jeune voleur, il savait que le public prendrait son parti face au vieil ours.

 

- S'il vous plait monsieur, ne m'frappez pas. Je ferai ce que vous voulez.

- Te frapper ?

- Tenez, je vous donne mon portefeuille, mais ne me tapez plus.

- Tu te sens bien gamin ?

 

Des personnes sans visage répétaient ce qu'elles avaient cru entendre tandis que d'autres affluaient. Le bourdonnement de l'essaim s'amplifia. Mathias tenta de décrypter la foule. On agressait l'un des leurs, on attentait à la ruche. Le gosse l'avait piégé en beauté. Il fallait partir avant que l'ambiance ne se dégrade encore plus. Avant qu'un visage ne s'exprime. Il lança un « Bien joué » à l'adresse du skateur et sortit de l'eau. La masse humaine n'était pas assez en danger pour s'opposer à sa fuite. Il remonta les escaliers, le pantalon sur l'épaule et un morceau de trottinette dans chaque main. Chacun de ses pas démesurés laissait une empreinte humide sur les marches arides. Quand il leva les yeux, un avion déchirait le ciel d'une ligne blanche et parfaite.

 

 

 

***

 

 

 

Quand il arriva à la laverie, Luce et le père Auguste discutaient sur le pas-de-porte. Plié sur son tabouret, le religieux expliquait à la jeune fille la croisade albigeoise. Allongé dans l'ombre, Picasso somnolait sur le flanc. Adossée au mur, la collégienne ne semblait guère passionnée par l'épisode glorieux des chevaliers cathares. La vue de sa trottinette démembrée la redressa comme si le crépi lui avait griffé le dos.

 

- Bonjour Mathias. J'expliquais à ta professeure d’échecs les subtilités du catharisme.

- Je ne savais pas les cathares subtiles.

- Bonne réponse. L'église est fière de toi.

- Luce, je suis désolé pour ta trottinette. J'ai eu un incident de parcours. J'irai en acheter une autre lundi.

 

Luce esquissa un sourire tendre qui ne cacha pas totalement sa tristesse. Elle avait reçu la trottinette pour ces dix ans et pour récompenser sa patience à une période où Gina travaillait tard la nuit. Ce jouet, elle en avait rêvé plusieurs fois au fond de son lit. Blottie sous la couette, avec le rouleau à pâtisserie comme guidon, elle fermait les yeux et dévalait face au vent l'avenue du maréchal Foch. Le soir où sa mère lui offrit l'objet, elle savait que le cadeau venait plus excuser une absence que fêter un anniversaire. Une maman qui aime ne sait pas toujours comment le dire.

 

- C'est pas grave Mathias, c'est juste une trottinette.

- Je sais que non. J'arrangerai ça.

- À choisir, je préfèrerai un vélo.

- Tu as raison, ce sera plus pratique si on me vole encore un pantalon.

 

Il prit le vêtement assoupi sur son épaule. La chaleur ambiante avait fini de le sécher. Mathias fouilla les poches, ses mains naviguaient difficilement dans la taille quarante. Puis, tout en sifflant la Marche funèbre de Chopin, il sortit un pouce exsangue, manucuré et humain.

 

 

Le doigt était sectionné à la base, tranché net. Il était plutôt grand et la longueur des phalanges donnait une idée des mensurations de l'ancien propriétaire. Coupé court, l'ongle s’était effacé aux extrémités sous les caresses abrasives d'une lime. La peau translucide avait l'aspect d'un nem cuit et les tissus internes dégageaient une odeur de lavande. Quand Mathias pressa la pulpe, une goutte blanchâtre vint s'écraser sur le trottoir. Dans l'encadrement de la porte, Luce prit la même coloration que l'appendice, ses pupilles n'étaient pas plus grosses qu'un chas d'aiguille. Le gérant replaça l'invité-surprise dans sa poche et adressa un sourire bancal à la jeune fille. Après avoir retrouvé son souffle, Luce attaqua.

 

- Putain, mais c'est quoi ce délire ?

- La partie immergée des emmerdes.

- C'est dégueulasse ! T'as vu ça ? Il est tout blanc et tout fripé.

- Et tout mou. Le cartilage a mal résisté au lavage. On a plus qu'à attendre que le propriétaire vienne le chercher. Et je pense pas qu'il viendra en skate. Ni en stop d’ailleurs.

 

Luce dévoila une rangée de dents et murmura quelque chose qui ressemblait à « andouille ». Le géant était content de son effet. Les sourires de la petite Italienne se dégustaient sans appétit. Sa bonne humeur s'exprimait rarement sur son visage, elle préférait l'expression corporelle. Lorsque ses sentiments jaillissaient, son corps ondulait, ses mains dessinaient de curieuses figures dans les airs. Au sol, ses pieds s'agitaient, écrasant des fourmis imaginaires.

 

Toujours fléchi sur sa cagette, le père Auguste caressait le poil dru de Picasso. L'animal s'était redressé et léchait sans conviction les orteils fissurés de l'ecclésiastique. D’un geste, le vieil homme demanda le pantalon à Mathias. Il l’examina d’un œil incertain, palpa le pouce au travers du tissu. Déçu par le résultat, il plia le vêtement sur ses jambes en grommelant.

 

- Je rentre raconter ça à maman ! Elle va adorer, c’est une fan de Marigin’s Clark

- Mary Higgins Clark.

- Si tu veux. C'est vraiment dégueu en tout cas. Bonne nuit !

- Bonne nuit Luce. À ta place je dirais rien à Gina.

 

Luciole démarra dans un crissement de semelles et disparu dans l’instant. L'excitation avait supplanté la crainte. Mathias resta planté sur le macadam, frottant sans conviction sa barbe naissante. L’épisode du pouce avait éclipsé la perte de la trottinette. Il rentra alors dans la laverie, éteignit la radio et débuta son rituel quotidien des tambours. Une fois terminé, il lança un string et une chaussette rouge dans la panière. Quand il reposa le couvercle, sa main n'arrivait pas à se calmer.

 

 

Il empoigna le bilboquet et laissa pendre la sphère. Il accompagna le balancier et d'un coup sec ajusta la boule sur le pic. Plus de vingt ans après qu'Auguste lui ait donné l'objet, sa pratique dispensait autant de vertus apaisantes.

 

 

 

***

 

 

 

Quand pour la première fois Mathias avait franchi le seuil d’une église, il s'appelait encore Matéo. Quelques cierges éclairaient l'allée centrale. À l’étroit dans son vitrail, Saint-François-d'Assise contemplait l'alignement des voutes. Le garçon connaissait bien les temples chrétiens et ses genoux gardaient un souvenir mordant du sol en pierre. Sa mère le trainait chaque dimanche à la messe, toujours assis au premier rang. Elle priait si fort que ses mains restaient exsangues. Nadia suppliait les Saints pour que l'enfant ne soit pas comme le père, que son fils n'hérite rien des Squadristi*.

 

 

Matéo Gambino avait été élevé à coup de ceinturon. Une lanière de cuir épais, long serpent borgne à l'unique crochet de fer. Son père frappait, sa mère pleurait. Parfois, lorsqu'il se retrouvait nu devant le miroir de la salle d'eau, son dos rayé de rouge lui faisait penser au pelage d'un tigre.

 

 

Seul enfant du couple, Matéo n’avait pas de fratrie pour partager les élans éducatifs de son père. Il apprit à contrôler la douleur, la dompter pour s’en faire une alliée. Le chef de famille portait toute son attention sur cet héritier aux yeux trop clairs. Pour apprendre à dominer, il fallait d’abord savoir se plier. Matéo recevait cette violence comme une marque d’affection. Son père le façonnait à son image. Il lui disait souvent que la morsure du cuir est plus convaincante qu’un discours savant.

 

 

Lorsqu’il tua son père, il n’avait pas encore quinze ans. Cette fois, il avait eu le dessus. Le corps inerte gisait sur le parquet, seule la tête reposait sur le radiateur en fonte, les yeux bruns regardant sans voir. Le crâne était perforé au niveau de la tempe d’où un mince filet carmin s’écoulait. Matéo scrutait les iris vides, tiraillé entre rage et reconnaissance. À présent, il se savait armé pour affronter l'ailleurs. Il embrassa sa mère avant de s’enfuir. Assise sur le sol, elle tenait ses genoux entre les bras. Le regard absent, ses lèvres bredouillaient une vieille comptine pour enfant.

 

 

Il traversa l’Italie à pied, puis échoua dans l’église d’Auguste la veille de son dix-septième anniversaire.

 

 

 

***

 

 

 

Dehors, le vieux prêtre s’était assoupi. Sa tête en forme d’ampoule n’émettait plus rien à part quelques ronflements. Le pantalon noir avait glissé sur les chevilles, gênant Picasso dans son exploration linguale. La truffe prit le relai, humant chaque particule. L’odeur du détergent saturait son odorat, la lavande anesthésiait sa perception. C’est au hasard d’une poche qu’il découvrit le pouce. Malgré l’arrière-gout floral, cette friandise craquait sous le croc et libérait une moelle printanière.

 

 

Quand Mathias sortit, Picasso mâchouillait encore. À travers la dentition ajourée, il remarqua un morceau d'ongle. L'avantage, c'est qu'il n'aurait pas à expliquer à sa femme pourquoi il garde un pouce dans le congélateur.

 

 

Éliane éminçait un oignon quand Mathias franchit la porte de la cuisine. Sur chaque joue, une larme dessinait une parenthèse. C’était la deuxième fois que Mathias voyait pleurer sa femme. Il se lava les mains et se souvint de la première. L’hôpital, les fleurs en tissu sur le bureau du médecin, la moquette usée sous les chaussures, les larmes d’Éliane qui coulent sans un sanglot. Quelques perles d’eau salée dans un océan artificiel.

 

- Bonne journée ?

- La routine.

- Luce a téléphoné. Elle passera tout à l’heure.

- Ça te dérange pas ?

- Je m’y suis fait. Tu as eu beaucoup de monde ?

- Un peu. Un gamin a essayé de piquer un pantalon.

- Tu as appelé ses parents ?

- Non. Il l’a rapporté, ses jambes étaient trop courtes.

- Ben voyons. Et c’est tout ?

- Je suis tombé sur un os juste avant la fermeture. Le propriétaire du pantalon doit être autostoppeur, j’ai retrouvé un pouce de rechange dans une poche.

- Rien que ça ! Tu me montreras.

- Ça va être difficile. Picasso l’a bouffé.

- Picasso ? Je t’ai connu plus inspiré.

 

Mathias passa le temps du repas à se battre contre une salade trop rêche tout en luttant avec Éliane, hermétique à la véracité de son histoire. Il capitula avec l’arrivée du fromage alors que sa femme lui recommandait d’être prudent à l’avenir. Elle aimait jouer autant que lui, habiller leur vie de dérision. Leur couple était un mensonge bâti sur une illusion. Et pour cimenter cette union, il fallait s’évader, chaque jour, incarner des personnages hors de la réalité.

 

Luce frappa à la porte et lâcha une petite grimace. Ses doigts lui faisaient mal, prix à payer pour dompter le bilboquet. Mathias apparut avec une assiette dans chaque main. Le mascarpone avait totalement absorbé le cacao du tiramisu.

 

- On va manger ça dehors. Éliane téléphone à sa mère. C’est tendu.

- D’accord. On va au parc ?

- Ça me va.

- J’ai raconté l’histoire du pouce à Gina, elle a flippé.

- Je l’ai plus. Picasso l’a bouffé.

- Noooooon ?!

- Et si.

 

Arrivé au parc municipal, le couple asymétrique s’installa sur un banc, face aux balançoires. Le soleil se coucha dans l’indifférence totale. Plusieurs étoiles osèrent une apparition timide. Mathias enfournait sa dernière bouchée quand Luce lui proposa de finir sa part. Ses gestes trahissaient une certaine anxiété, ses mouvements paraissaient moins fluides. Elle tendit son assiette, les mains animées d'un léger tremblement.

 

- J’en veux plus. Je suis écœurée du tiramisu.

- Tant mieux.

- Tu devrais faire attention à ta ligne, t’es plus tout jeune.

- C’est vrai. J’ai l’inverse de ton âge. Mais je suis en pleine forme, je fais du bilboquet.

 

L’adolescente ricana. Elle se leva, étira ses muscles et s’installa sur une balançoire.

 

- Mathias, pourquoi t’as pas d’enfant ?

 

La cuillère du géant resta en suspend, le temps d’un battement de cils.

 

- J’aime pas les enfants. C’est contraignant.

- Menteur. Tu passerais pas tout ce temps avec moi.

- T’es pas une enfant, t’es une gamine.

- Tu veux pas me répondre ?

- C’est cette histoire de pouce, ça t’a remué.

- Non. Je me suis engueulée avec Gina. Quand elle m’a dit de ne plus revenir à la laverie, j’ai dit que toi au moins tu t’occupais de moi. Elle a dit qu’elle se crevait au boulot pour moi, pour que j’ai une vie normale. Toujours le même refrain.

- Et tu penses qu’elle a tort ?

- Je lui ai rien demandé. Elle me laisse rien faire, toujours à contrôler ce que je fais. C’est ça une vie normale ?

- Elle essaye juste de te dire quelque chose.

- Non, elle le fait pour que je lui pardonne.

- Que tu lui pardonnes ?

- De ne pas avoir de père.

 

Immobile sur la balançoire, Luce regardait ses baskets mauves. D’une main, elle tenait la chaine qui reliait l’assise au portique ; de l’autre, elle passait son index à l’ongle rongé sur sa fossette. Elle n’avait pas envie de pleurer, elle connaissait la sensation depuis trop longtemps. Verser des larmes ne l’apaisait plus.

 

- Elle t’a déjà parlé de lui ?

- Non. Elle me dit chaque fois qu’il n’en vaut pas la peine.

- C'est surement vrai.

- Qu'est ce que t'en sais, tu le connais pas.

- J'en sais assez pour dire qu'il n'en vaut pas la peine.

- Tu sais rien !

- Je crois juste que c'est lui qui devrait être avec toi en ce moment.

 

Luce commença à se balancer, la friction des chaines composait une mélodie stridente. Elle avait besoin de ça pour organiser sa pensée. Mathias attendait, son assiette vide sur les genoux. Il savait que la prochaine charge serait plus violente.

 

- Mon père est parti à cause de Gina. Elle l'étouffait.

- Possible.

- Elle veut tout contrôler, tout vérifier. Toujours savoir où je suis, ce que je fais. Il est parti à cause de ça, j'en suis sûr.

- C'est peut-être toi qui l'a fait fuir. Ou plutôt la perspective de devenir père. Accuser ta mère, ça t'évite de te sentir coupable.

 

La balançoire s’arrêta net. Luce fixa Mathias de ses yeux noirs, une colère sourde tatouée dans chaque pupille. Un regard opaque, où même le reflet de la lune n'osait pas s'aventurer.

 

- T'as l'air bien renseigné ?

- Pas vraiment.

- Tu t'es barré quand ta dernière femme t'a annoncé sa grossesse ? Ou c'est elle qui voulait pas d'un père aussi nul ?

- Ta colère se trompe de cible. Je n'ai eu qu’Éliane dans ma vie.

- Oh la pauvre. Tu veux pas d'enfant hein ? Alors arrête de jouer au père d'adoption avec moi. T'es pas mon père, tu le seras jamais.

- Tu as raison.

- Mon père je le retrouverai un jour, grâce à ma fossette.

 

Les yeux larmoyant, Luce caressa son menton de l’index. La lumière crémeuse de l'éclairage public modelait les ombres sur son bras pétrifié.

 

- Avec ton menton ?

- Ma fossette ! C'est génétique et Gina n'en a pas. Ça vient de mon père.

- C'est peut-être John Travolta ?

- T'es trop con !

 

Luce retenait à grand-peine ses larmes. L'humour de Mathias arrivait bien tard et se brisa net sur l'amertume de la jeune fille. La rancœur mua. Une animosité malsaine s'insinua en elle, malveillante.

 

- Aucun enfant ne voudra jamais de toi. C'est une chance que tu ne sois pas père. Vous vous êtes bien trouvé avec Éliane.

- Éliane ?

- Oui, ta femme. Celle qui baisse les yeux quand je lui parle. Celle qui disparaît comme un fantôme quand je viens chez vous. Celle qui dit à ma mère que je viens trop chez elle.

- Je ne savais pas...

- Tu ne savais pas qu'elle me déteste ? Menteur ! Vous êtes pareils !

 

Le corps de l'adolescente s'était redressé, la balançoire vacillait sans amplitude. Malgré la température estivale, ses membres tremblaient. Sa bouche laquée formula un mot qui resta coincé dans l’air ambiant. Elle déglutit et, dans un frémissement presque douloureux, sa voix vibra :

 

- Je rentre. Je veux plus jamais te voir.

 

Elle partit, la foulée plus légère qu'un souffle et traversa le parc. Quand Luce arriva vers Mathias, leurs regards fixaient un point imaginaire. Leurs pensées aussi vides qu'un ballon de baudruche prêt à éclater. La jeune fille franchit le portillon et Mathias parla d’une voix ronde.

 

- Éliane ne pourra jamais avoir d'enfant. Elle est stérile.

 

 

 

***

 

 

 

Dimanche. Un de plus. Mathias fit jouer les clés dans la serrure. L'odeur de lessive était la même. Il bloqua le groom pour faire circuler l'air. Malgré ça, il savait que le thermomètre mural allait se remplir aux trois quarts. Il s'installa sur son tabouret et fit jaillir une flamme de son briquet. Le tabac crépita et le géant repensa à Luce. Il avait eu raison. Elle pardonnerait, plus tard.

 

 

Il savait qu'Éliane n’aimait pas qu'il travaille le dimanche. Pourtant, c'était le jour où il avait le plus de clients. Plus le soleil cognait, plus les tambours tournaient. Il se souvint du dernier dimanche passé avec sa femme. Il pleuvait à la sortie de l'église et les escarpins bordeaux furent trempés. Ils mangèrent en retard ce jour-là, Éliane ne voulait pas déjeuner avec les pieds décolorés. Une fois de plus, la bouteille de javel lui vint en aide.

 

 

À travers la fumée qu'il venait de recracher, il vit deux silhouettes, occupées à gravir la rue de l'église. La première, sèche, presque futile. L’air semblait se scinder à son contact. À sa droite, une masse pleine. Une entité sphérique à peine pourvue de membres. Mathias imagina une corde reliant les deux et visualisa un improbable bilboquet.

 

- Bonjour monsieur.

- Bonjour.

- Vous êtes le propriétaire de cette laverie ?

- C'est moi.

- Je viens chercher un pantalon oublié.

- Il doit se trouver dans la panière en osier, à droite des sèche-linges.

 

L'homme coton-tige franchit la porte en silence alors que son corpulent partenaire continuait de discuter avec Mathias. Le corps flottant dans un costume anthracite, son ventre pointait vers l'avant comme une montgolfière.

 

- Vous venez toujours à deux pour récupérer les fringues de votre patron ?

- Qu'est-ce qui vous fait croire ça ?

- Je sais compter jusqu'à dix.

- Amusant.

- Je suis rassuré que vous ne soyez pas venus en skate, je n’ai plus de trottinette. Le gamin n’a pas été trop malmené ? Vous savez, il a bien failli réussir. Ça vous aurait évité un déplacement. Votre employeur a d’étranges méthodes pour récupérer ce qui lui appartient.

- Notre employeur ?

- Je n'ai qu'un pantalon dans ma panière. Il est pas à votre taille, ni à celle de votre binôme. Vous venez donc à la demande de quelqu’un. De plus, vos costumes me disent que vous n’êtes pas en congé. J’en conclue que vous venez pour le pantalon de votre patron.

- En effet. Vous êtes perspicace. Vous avez peut-être autre chose à me dire à propos de ce pantalon ?

 

C'est l'instant que choisit l'acolyte vertical pour revenir avec son butin. À ses traits soucieux, Mathias devina que la conversation était loin d'être terminée. D'un hochement de tête, Laurel signifia à Hardy qu'il y avait un problème.

 

- Mon collègue paraît ennuyé.

- J'en suis désolé.

- Il semblerait qu'il manque un objet dans une des poches.

- C'est ennuyeux.

- Vous ne seriez pas tombé dessus par hasard ?

- C'est possible. Je trouve tellement de choses. Vous pourriez me préciser ?

- Pensez-vous avoir besoin d'un coup de pouce ?

- Inutile, en effet. Mais je crains d'avoir une mauvaise nouvelle pour votre employeur.

- Vous l’avez… vendu ?

- Non, il a été avalé par mégarde.

 

Le gros resserra sa cravate miel et pinça la bouche en signe de contrariété. Aussi rigide qu’inexpressif, son partenaire restait planté sur la gauche de Mathias.

 

- C’est Picasso, le chien du quartier, qui en a fait son diner.

- C’est très pratique.

- C’est la vérité. Que voulez-vous que je fasse d’un pouce, j’en ai déjà deux.

- Vous avez tort de prendre cette affaire du côté de l’humour. Mon employeur risque d’être contrarié. Il avait des projets très précis pour ces deux phalanges. Peut-être pourriez-vous nous aider à les récupérer ? Pour commencer, dites-nous où se trouve votre chien?

- Aucune idée.

- Vous ne m’aidez pas vraiment.

- Il passe parfois le soir, quand son ventre est vide.

- Problème qu’il semble avoir résolu grâce à votre négligence.

- Vous avez raison. Je vérifierai à l’avenir si mes clients n’oublient pas quelques phalanges au fond d’un Versace.

 

D’un mouvement anodin, le muet rectiligne se porta à la hauteur de Mathias. Il sentit au creux de ses reins le contact d’un canon de revolver.

 

- Je vois que votre partenaire, à défaut d’utiliser sa langue, sait manier un trois pouces.

- Je suis certain qu’un public de lave-linges saura apprécier votre humour sarcastique.

 

Une nouvelle pression du tube de métal invita Mathias à entrer dans la boutique. La radio chantait pour son auditoire de hublots borgnes. Nana Mouskouri grésillait au son de <i>Je chante avec toi liberté</i>. La porte se referma. D’un geste vif, l’homme armé décocha un coup de crosse sur le crâne du géant. Sous le choc, Mathias tomba à genoux, ses pensées voltigeant en tout sens. Il plaqua une main sur son cuir chevelu, la paume devint rouge.

 

- Mon collègue semble perdre patience. Pour le tempérer, il suffirait de lui donner le pouce.

- Je vous ai déjà dit que le chien…

- … l’a pris pour son diner. Ce qui m’intéresserait, c’est de connaitre la vérité. Où est ce pouce ?

- À cette heure, je pencherais pour l’intestin.

 

Toujours agenouillé sur le sol, Mathias encaissa une pointure quarante-quatre dans l’estomac. Ses abdominaux plièrent sous l’impact et ses poumons se vidèrent dans un râle. Le bavard s’accroupit et empoigna le gérant par les cheveux. Son air placide avait disparu, sa peau se colora. Il rejeta la tête vers l’arrière et braqua ses yeux dans ceux de Mathias.

 

- Écoute-moi bien connard. Si ça t’amuse de te faire tabasser, on peut y passer la journée.

- Ça me va. C’est le jour du {saigneur.}

 

Le gros homme propulsa son poing libre en un crochet ravageur. La mâchoire de Mathias émit un craquement obscène en s’écrasant sur le carrelage. Il sentit le gout familier du sang dans la bouche. La fraicheur du sol lui rappela les longues messes de son enfance. Plusieurs coups de pieds l’extirpèrent de ses souvenirs. La souffrance, il connaissait. Mais les deux cogneurs savaient où frapper pour faire durer, et son corps n’encaissait plus comme avant.

 

 

En s’allongeant sur le dos, il vit une mouche plaquée sur un tube néon. Les deux brutes s'offraient une pause. Ils allaient reposer la question, complétée d’un ultimatum. La douleur circulait librement dans les nerfs, tous les péages étaient gratuits. Mathias se dit que l’insecte devait être déçu, son grand corps meurtri était encore trop vivant.

 

 

Parfaits dans leur numéro, les compères réajustèrent leur cravate. Tandis que l’un braquait son arme au sol, l’autre s’éclaircissait la voix. Le raclement guttural rappela à Mathias les hoquets de sa première mobylette.

 

- Je te pose la question une dernière fois. Où est le pouce ?

 

Mathias ferma les yeux et se mit à siffler <i> Vol au-dessus d’un nid de coucou</i>

 

Laurel releva le percuteur de son 9mm et pointa la tête du gérant. Son visage minéral ne reflétait rien, pas même une pensée. Ses yeux avalaient la scène sans broncher, la main ne tremblait pas.

 

- Attends ! Quelqu’un vient.

 

A quelques enjambées de la vitrine, Auguste arrivait de son pas pesant. Son attention était exclusivement consacrée à garder l’équilibre. Le front envahi de gouttes de sueur, il approchait, sa respiration ressemblait à celle d’un soufflet de forge. Autour de son cou, la croix en olivier se balançait.

 

Le cogneur volubile enjamba Mathias et susurra à son partenaire.

 

- On laisse tomber. Je le connais, c’est le père Auguste. Prends le fute, on passe par-derrière.

 

Le duo traversa l’allée centrale sous le regard cyclopéen des lave-linges. À côté de l’étagère en aluminium dédiée aux produits d’entretien, la porte de service profitait de son repos dominical. Elle s’ouvrit sans résistance. Les gonds huilés ne se plaignirent pas du départ des deux acolytes.

 

Assis face à la rue de l'église, Auguste regardait le temps passer. De chaque côté de la chaussée, les habitations projetaient leurs ombres à l'assaut de la pente goudronnée. Le soleil chassait les silhouettes vers le sommet. Une trentaine de minutes suffirait pour recouvrir le religieux d’un linceul d’obscurité.

 

 

La porte d'entrée s'ouvrit, Mathias se détacha de l'embrasure et vint s'asseoir sur le trottoir. Son corps se plaignait à chaque mouvement. Se plier pour atteindre le sol saturait son cerveau. Une fois par terre, il sourit, heureux d'être vivant.

 

- Tu en as mis du temps.

- Un souci avec un client.

- Comment peut-on avoir des soucis dans une laverie ?

- Comme en confession, certaines choses doivent rester secrètes.

- Ta joue amochée, c'est la carte de visite de ton client ?

- Pas vraiment, il ne s'est pas présenté. Mais je suis certain de le revoir.

- Je ne veux rien savoir. Ma foi ne peut plus étouffer tes péchés.

 

Mathias sortit un paquet de cigarettes d'une poche. L'emballage avait lui aussi subi des assauts. Il alluma la seule qui demeurait intacte.

 

- C’est pourtant votre foi qui vous guide pour pardonner.

- Non. La foi m’abstient de le faire.

 

 

 

***

 

 

 

Matéo arriva dans l’église du père Auguste un soir de mai. Alors qu’il s’acharnait sur un morceau de pain dans le confessionnal, le prêtre s’assit face à lui. Il n’y eut pas vraiment de conversation, le jeune Italien était trop méfiant. L’ecclésiastique décela sans effort la violence qui dévorait ce grand corps épuisé. Il savait d'expérience que seule la patience pouvait en venir à bout. Il prit sa décision quand il devina au travers de la cloison le regard du jeune homme. Une couleur meurtrie, que les souffrances traversaient à gué. Un bleu qui lui rappela l'Adriatique.

 

 

Matéo était à bout de force. Son estomac aurait pu broyer des cailloux. Le père Auguste l'amadoua avec la nourriture. Le pain de la cène, qui après avoir rassemblé les apôtres, apportait un peu de réconfort à un jeune exilé. Chaque soir, le père Auguste promettait de laisser à manger dans le confessionnal si Matéo ne volait rien en retour. Parfois, la viennoiserie s'accompagnait de charcuterie et le vieil homme voyait percer un ersatz de sourire.

 

 

Puis à mesure que son appétit se calmait, sa langue se délia. Il savait de sa mère que l'église était un lieu de confiance. Les prêtres ne jugeaient pas, ils étaient un lien. Ils ne s’encombraient pas de préjugés, de couleur de peau, d'origine sociale. Les hommes au col romain prêtaient l'oreille et donnaient le pardon. Et plus important encore pour Matéo, ce prêtre lui apportait de la nourriture.

 

 

L'été passa et arrivèrent les premières morsures du froid. Si sa peau s'était offert le luxe d'une épaisseur de graisse, Matéo ne pouvait ignorer le déclin du mercure. Auguste n'attendit pas les premières gelées pour prendre l’orgueil du jeune homme à contre-pied. Il s'accorda un pieux mensonge pour l'encourager à ne plus dormir dehors. Il expliqua que depuis quelque temps on lui volait du vin dans la réserve. Rien de dramatique, au plus une demi-douzaine de bouteilles. Avec l'hiver qui arrivait, il pensait à quelques sans-abris qui tentaient de se réchauffer les entrailles à grandes lampées de douze degrés. Il proposa au jeune homme de passer plusieurs nuits dans l’annexe afin de décourager les voleurs.

 

 

Un soir, l’Italien revint dans le confessionnal, ses poings affichaient la couleur de la honte. Les reflets des bougies dansaient sur le sang encore frais.

 

- Tu t’es battu à nouveau ?

- …

- Matéo. Tu n’arriveras à rien par la violence. Toutes les portes ont une serrure. Inutile de les casser quand on a la clé.

- Mais c’est plus fort que moi. Je n’arrive plus à penser, mes poings se ferment, mes oreilles aussi.

- La violence fait partie de toi. Tu ne peux pas la bannir. Mais je peux t’apprendre à la canaliser. Tous les hommes ont besoin d’évacuer leur rage, leurs frustrations, leur colère. Il y en a qui se battent, certains font du sport, d’autres se droguent et parfois même écrivent ou peignent. Nous en avons tous besoin pour notre équilibre. Et tu n’es pas différent.

- Vous voulez que je me drogue ?

- En un sens, oui. Les drogues détournent la conscience de la réalité et des problèmes immédiats. Mais elles ne font que retarder l’inéluctable, car la violence enfouie finit par éclater un jour. Il faut canaliser cette brutalité. Si on ne veut pas que le barrage cède sous la pression, il faut que l’eau s’échappe en continu, avec régularité. Tu veux essayer ?

- Je ne sais pas.

 

Le curé afficha un regard malicieux, comme s'il s'attendait à cette réponse. Il prit un air grave, ordonna ses rides pour accentuer son effet :

 

- Sais-tu ce qu’est un bilboquet ?

 

 

 

***

 

 

 

 

Assis sur la terrasse, Mathias sculptait une pipe dans une branche de chêne. Plusieurs fois, devant la vitrine du buraliste, il avait résisté à l'achat d’une belle fumante en bruyère. Il voulait depuis quelques années déjà arrêter la cigarette. La pipe lui semblait le meilleur moyen d'y parvenir. Ce fut au début du mois d'avril, alors que les feuilles commençaient à s'étaler sur les squelettes sylvestres, que Mathias pénétra dans la modeste boutique.

 

 

Il porta son choix sur un couteau suisse à la robe velouté. L'objet était un parfait ambassadeur de la nation helvétique : sobre, brillant et économe en lames. Sur le chemin du retour, le gérant de laverie coupa par le square municipal. Le vieux chêne qui trônait derrière le toboggan pouvait bien faire don d'une branche. Les bureaux de tabac ne proposaient pas ce bois, Mathias décida de façonner lui-même son accessoire. L'odeur particulière de l'arbre lui rappela quelques fragments d'enfance. Il savait que sous l'épaisse écorce se cachait une chair tendre.

 

 

Éliane arriva, les bras encombrés d’un pot de fleurs dans un macramé. Elle glissa une chaise sous une poutre de la terrasse. Dans un geste devenu rituel, elle suspendit le condamné à un piton galvanisé. La quadragénaire s’éloigna de quelques pas pour juger la stabilité. La suspension était rectiligne, le géranium bien assis au fond du filet.

 

- Tu vas me dire pour ton visage ?

- Un client mécontent, ancien boxeur.

- Ça devient dangereux de tenir une laverie. Je dois m'inquiéter ?

- Je crois pas. Et pour Gina ?

- Je l'ai pas vu.

- Luce m'a dit que tu voulais plus qu'elle vienne ici.

- C'est vrai. J'ai téléphoné vendredi soir à Gina.

- Je comprends. Hier Luce s'est emportée, elle traverse une mauvaise passe. Gina doit beaucoup travailler.

- Ça n'excuse pas tout. Elle ne connait pas sa chance. Une mère ne devrait pas...

- Tu ne sais pas ce qu'une mère devrait faire. Accepte-le et accepte ce que te donne Luce.

- Je ne peux pas. C'est... trop dur.

- Quelques gouttes suffisent parfois à étancher la soif.

 

 

Cette nuit-là, Éliane renversa quelques larmes sur son oreiller. Mathias dormit sur la joue gauche et rêva d'un pouce géant à figure humaine.

 

 

 

 

***

 

 

 

 

Le lendemain, la porte de la laverie resta close. Engoncé dans sa voiture italienne, Mathias suivait le ruban de la départementale cinq. À travers les vitres, les arbres défilaient comme des taches de peinture soufflées sur une toile. Le vieux moteur couvrait la musique vomie de l’auto-radio. Mathias crut reconnaitre Leonard Cohen et son timbre de voix spéléologique. Pendant qu’il avalait ligne blanche et kilomètres, il repensa à Éliane. L’annonce de sa stérilité avait transformé sa femme. Plus que l’incapacité d’être enceinte, cette révélation avait modifié son comportement. Elle fuyait les enfants, dressant un rempart d’ignorance pour mieux canaliser sa souffrance. Pour résister à ce poison et vaincre la douleur, elle avait préféré la voie du refus à celle de la mithridatisation. Mathias s’en désolait. Les sollicitations de Luce le mettaient dans une position inconfortable. Malgré la dispute du parc, il savait que la jeune fille allait revenir. Il attendait de voir si son énergie aurait raison de l’obstination d’Éliane. Peut-être n’aurait-il pas à choisir entre père et époux.

 

 

Un panneau immense l’extirpa de ses pensées et l’invita à sortir de la route. L’hypermarché patientait, le parking était déjà envahi par un assemblage de tôles chamarrées. Il se gara derrière un 4x4 si imposant que sa Punto prit des airs de remorque.

 

 

Après avoir rempli son caddie de lessive premier prix, il déambula plusieurs minutes avant de croiser le rayon des vélos. Amarrés à leur présentoir, les deux-roues étaient alignés comme un régiment un jour de parade. La selle luisante sous l’éclairage, le phare pétillant, ils exhibaient sur leurs cadres de magnifiques étiquettes colorées vantant leurs caractéristiques. Mathias remonta l’allée, le sourcil circonspect, les tarifs affichés allaient en se réduisant.

 

- Bonjour monsieur ! Puis-je vous aider ?

 

Un jeune homme l’aborda. À sa panoplie, Mathias déduisit qu’il s’agissait d’un vendeur. La blancheur de sa dentition n’avait rien de naturel. Mathias identifia son haleine comme un dérivé de désodorisant pour toilettes. Senteurs printanières.

 

- Vous connaissez les vélos ?

- Bien sûr monsieur. C’est mon rayon si je puis dire.

- Je vous imaginais plutôt au rayon droguerie.

- Pardon ?

- Oui, la soude, les bombes wc, entre autres.

- …

- Je cherche un vélo pour ma nièce. Elle a quatorze ans.

 

 

 

 

***

 

 

 

 

Le ciel était noir, chargé de nuages menaçants. Un cumulus bedonnant jouait au monocle avec la lune. Mathias se désincarcéra de la Fiat et vida le coffre. Il entreposa les bidons de détergent dans son garage. C’était sur la lessive qu’il revendait que sa marge était la plus large. Mathias sortit la bicyclette de la banquette arrière et la rangea sur la terrasse. Sobre et élégante, la peinture bleu ciel rappelait la piscine municipale. Une petite béquille l’aidait à se tenir droite. Le gérant pensa qu’il n’y avait qu’une ado pour avoir un vélo à talon. Il fit tinter la sonnette sous son chapeau chromé. Il se revit, alors âgé d’une dizaine d’années, faisant le guet les doigts crispés sur le guidon de sa bicyclette. Les pupilles tendues, il attendait que ses copains reviennent, les poches chargées des prunes du vieux Guido.

 

 

Quand il entra dans le salon, il faisait sombre. Aucune lumière pour le guider, pas même celle de la télé. Mathias s’étonna car Éliane regardait toujours le mélo du lundi. Plus surprenant encore, il ne décela aucune odeur de nourriture, aucun arôme de cuisson. Seules flottaient nonchalantes, les effluves de javel. Il attendit, blotti au creux de l’obscurité, les sens aux aguets. Quand il fut certain d’être seul, il alluma. Un rapide coup d’œil et il se dirigea vers la cuisine. Le filament de l’ampoule s’embrasa et la pièce jaillit sur fond de carrelage écru. Meubles et objets semblaient à leur place. Au centre, la table en pin dévoilait un sinistre spectacle. Mathias s’approcha, son visage paraissait figé, ses iris d’un bleu glacé. Le téléphone gisait sur la toile cirée. À côté, un doigt. Un annulaire parfumé à la javel, enserré à la base par une alliance dorée.

 

 

Le grand corps se plia sur une chaise et une cigarette se consuma dans la cuisine. Les cendres tombaient en paquet sur les tournesols imprimés. De l’union du tabac et de la javel s'échappait un parfum inédit. Mathias regarda le mégot s’éteindre entre ses phalanges. Sa main commençait à frémir.

 

Il sortit le bilboquet du sac de jute et amorça le rituel tant de fois répété. Il lissa la corde de ses doigts en rectangle et posa sa respiration sur une partition de soupirs. Puis, il décrivit des 8 incertains avec la sphère de bois. Son regard s’apaisa sur l’ellipse torsadée. Les minutes tombaient, les gestes devenaient précis.

 

 

La sonnerie du téléphone fissura le silence. Le balancement se mua en un point, le lien se tendit, la boule s’éleva et se figea sur le pic.

 

- Oui ?

- C’est Gina. Je suis très inquiète. Je viens de rentrer et Luce n’est pas là.

- T’inquiètes pas. Elle fait la vaisselle avec Éliane. Elle est venue diner ici.

- La garce ! Je lui avais interdit.

- Elle veut apprendre le macramé. Éliane doit lui expliquer les bases.

- Le macramé ? Luce ? Te fous pas de moi.

- Tu verras. Je te la ramène tout à l’heure. Promis.

- T’as intérêt.

 

D’instinct, Mathias plongea son regard dans l'évier. Sur la surface d'aluminium, deux verres constellés de pulpe d'orange attendaient une éponge. Il changea le téléphone de main.

 

 

- Tu es libre demain ?

- Non.

- Débrouille-toi mais il faut qu’on parle.

- Qu’on parle de quoi ?

- D’ Éliane et de Luce.

- Y’a rien à dire. Ta femme veut plus voir ma fille, ça me va.

- C’est plus compliqué que ça Gina.

- Compliqué ? Pas du tout ! Je dis à ma fille qu’elle doit plus remettre les pieds chez toi et dès que je tourne les talons, devine où elle fonce ?

- Luce n’y est pour rien.

- Qu’importe les raisons. Elle m’a désobéi effrontément.

- On en parle demain Gina. Je te laisse, j’attends un appel.

 

 

Mathias logea le combiné dans une poche de son pantalon et prit la direction de la salle de bain. Les ravisseurs devaient l'épier de l’extérieur et leur appel ne tarderait pas. Ils le laissaient mijoter, monter en température, pour qu'à la prochaine sonnerie il soit à point. Mais plus la trotteuse de l'horloge s'enroulait, plus les mouvements du géant se faisaient rares, comme anesthésiés par un froid imaginaire.

 

 

Devant son miroir, Mathias jouait du blaireau et savonnait sa barbe hérissée. Les cercles se superposaient, rappelant des patins sur la glace. Il prit son rasoir, un vieux modèle à deux lames, qu'il fit glisser sur la surface mousseuse. Le téléphona sonna.

 

- Oui.

- Si tu veux revoir ta femme et ta fille vivantes, apporte le pouce dans vingt minutes à l’hôtel du parc. Passe par-derrière et viens seul.

- J'y serai.

- Si tu essayes de nous doubler, on les saigne. L'échantillon laissé sur la table devrait te convaincre qu'on ne plaisante pas.

 

L'homme raccrocha. À son accent, Mathias pensa à un Italien. Il avait une façon typique de prononcer les é. La voix grave n'avait pas frémi, les mots énoncés sans hésitation.

 

 

Le rasoir continua sa course, brisant l'unité crémeuse. Une fois la peau rafraichie, Mathias sortit le couteau suisse de sa poche. Il dégagea la petite lame et éprouva le fil. Elle était plus tranchante qu'une répartie de Luce. Enfin, il la posa sur son menton.

 

 

 

 

***

 

 

 

 

L’hôtel du parc était un édifice de trois étages bâtis juste après la guerre de quarante. Son architecture n'avait pas de véritable identité, il se fondait dans la continuité des bâtiments. Au-dessus de l'entrée, un panneau de bienvenue scintillait comme une guirlande. De l'autre côté, l'accès du personnel était surveillé par un colosse dont la musculature rentrait avec peine dans un costume anthracite. Les bras croisés, il essayait en vain de percer l'obscurité de ses pupilles dilatées.

 

 

Il vit alors une silhouette se découper dans la pénombre, sa main droite plongea d'instinct sous la veste croisée. Le contact de la crosse en acier le rassura. Un homme se détacha de la nuit, sa démarche évoluait au ralenti. D'une main, il poussait un vélo trop petit pour lui. Dans l'autre, il tenait un bilboquet. Sur le porte-bagage, une vieille sangle maintenait une glacière de poche. Quand il arriva face au gardien, celui-ci ne parvint pas à discerner clairement son visage. Il remarqua que l'homme avait un pansement collé sur le menton. Le vigile sortit un téléphone de sa veste.

 

- Monsieur Taroni.

- Oui.

- Le client est là.

- Tu vérifies qu'il est seul, sans arme, et qu'il a la marchandise. Ensuite, tu me l'envoies au troisième.

- Oui monsieur Taroni.

 

Le colosse fit disparaitre le portable dans une poche.

 

- C’est quoi ça ?

- Un bilboquet.

- Ça reste ici. Lève les bras et écarte les jambes.

- Vous pourrez garder un œil sur mon vélo ? Le quartier me semble mal famé.

- T’es un marrant toi.

- Et pour la glacière, ne l’ouvrez pas. Elle contient quelque chose de contagieux.

 

 

 

 

***

 

 

 

 

Assis derrière son bureau en cerisier, Mario Taroni fumait un cigare, la tête rejetée en arrière. Le corps avachi dans l'unique fauteuil de la pièce, il formait des cercles de fumée du bout des lèvres. À sa droite, un des deux compères de la laverie fixait la porte. Un pistolet chromé se balançait sous son bras. Accrochés aux murs, des tableaux sans valeurs dormaient sous une fine couche de poussière. Une bibliothèque massive exhibait des livres aux couvertures multicolores. Les lumières de la devanture s’engouffraient par la fenêtre, au rythme du crépitement des néons. On frappa.

 

- Entrez !

 

Le gros homme ouvrit la porte et s’effaça pour laisser rentrer Mathias qui s'avança jusqu'à frôler le bureau. Puis, il déposa le bilboquet sur le meuble et retourna se plaquer contre l’entrée. L'odeur de cigare envahissait la pièce, la fumée en suspension s’accrochait au faisceau de la lampe. Monsieur Taroni se redressa et le cuir du fauteuil crissa. Il harponna le regard de Mathias de ses yeux où pupilles et iris se confondaient. Son visage cireux n'avait pas encore passé la trentaine.

 

- Bonsoir, monsieur ?

- Gambino.

- Monsieur Gambino. Vous m’avez apporté un cadeau ? Un bilboquet ? J’attendais autre chose.

- C’est pour… ma fille.

- Oui, je comprends. Une jeune personne charmante quand elle ne mord pas.

 

Laurel serra la mâchoire et croisa les bras sur sa poitrine. Mathias repéra plusieurs trous alignés sur la manche droite du costume cendré.

 

- Mais je vous en prie, asseyez-vous.

- Il n'y a pas de chaise.

- En effet, il n'y en a pas. Et savez-vous pourquoi ?

- Non.

- Car les pieds abiment le plancher. Même avec des patins feutrés.

- Votre vie doit pas être facile tous les jours.

- Si vous saviez à quel point.

 

Mathias sentit un mouvement dans son dos. Hardy s'approcha en douce et lui logea un poing rageur dans les reins. Les genoux cédèrent et le grand corps s’affaissa sur le sol.

 

- Voilà qui est plus raisonnable. On m'a dit que vous gérez une blanchisserie ?

- Exact.

- Notre premier point commun. Nous sommes tous deux dans le blanchiment. Vous êtes originaire de la région ?

- Je viens de Toscane.

- J'en suis ravi. Il est vrai que votre patronyme laisse peu de doute quant à vos origines. Je suis moi-même de souche italienne. Naples. Mais je suis né en France. Personne n'est parfait. Le pays vous manque ?

- Pas vraiment. Il y a une pizzeria en bas de ma rue.

 

Les genoux ancrés dans le parquet, Mathias encaissa un coup de tibia dans les côtes. La violence de l’impact lui coupa le souffle quelques instants. Les bras plaqués sur les flancs, il laissa se diffuser la douleur.

 

- Vous me semblez bien trop décontracté pour quelqu'un dans votre position.

- Pour un ancien enfant de chœur, la posture à genoux est celle que je préfère.

- Je parlais de votre famille, et de ses dix-neuf doigts. Je pense que nous allons écourter cette entrevue, vous ne m'amusez plus. Donnez-moi le pouce.

 

Mathias se redressa, il dépassait son agresseur obèse d'une tête. Il extirpa avec précaution un objet de sa veste. Pour ne pas provoquer de réflexes bellicistes, il déposa avec une célérité tout helvétique un mouchoir ensanglanté sur le bureau. Laurel tendit le bras et déplia le suaire. Au centre du carré de coton gisaient un majeur et un annulaire fraichement amputés. L'espace d'une seconde, l'attention des trois hommes fut absorbée par la vision des doigts. C'était l'instant que Mathias attendait.

 

 

D’un geste vif, il saisit le manche du bilboquet. Son grand squelette se déploya comme un albatros avant son envol. Cloué sur place, Hardy n'esquissa pas un seul mouvement. Il était fasciné par la vitesse qui émanait de ce corps massif. Sous la violence de l’impulsion, la sphère se délogea. La pointe en bois découpa la fumée de cigare en une oblique saillante. Elle percuta sa victime entre les yeux, dans un craquement de tonnerre. Le regard se figea. Derrière le bureau, Laurel saisit la crosse de son arme et fit sauter le bouton pression du holster. Le geste de trop. Mathias pivota tel un toréador, la boule laquée décrivit une courbe parfaite autour de son satellite. Alors que l'attache libérait enfin le pistolet, la sphère de chêne s'écrasa sur la tempe gauche avec une violence inouïe. Le corps se recroquevilla sur la moquette pareil à un spaghetti trop cuit.

 

 

Taroni, moins prompt à réagir que ses deux cerbères, tenta d'ouvrir un tiroir de son bureau. Le globe pigmenté s'abattit sur la main restée sur le plateau en cerisier. Le mafieux hurla sur fond de phalanges broyées. Le majeur et l'annulaire désignaient le plafond dans un angle obscène. Taroni se recroquevilla sur la douleur, son bras serré contre lui.

 

 

Mathias examina les trois hommes du regard et recoiffa le bilboquet. Il soupira et son pansement se détacha.

 

- Sale fils de pute, je vais te crever avec toute ta famille !

- Vous n'avez pas le sens des priorités. À votre place, c'est de votre santé dont je m'occuperai.

 

Le géant saisit un angle du bureau et lui fit décrire un arc de cercle. Le meuble termina son trajet sous le regard éteint de Hardy. Sans abri, Taroni semblait plus petit encore, son corps frêle perdu dans les plis de son complet. Seuls ses yeux haineux témoignaient de sa rage, de ses pulsions de meurtre. D’un coup, Mathias relança la course du bilboquet. La boule lancée à pleine vitesse brisa le genou droit. Puis le gauche. Rotules et regard meurtrier se brisèrent dans la fumée indifférente. Dans son grand fauteuil de cuir, Taroni se rapprochait peu à peu du stade foetal. Entre deux grognements, il parvint à articuler.

 

- Arrête putain ! Je vais… te dire où elles sont.

- Inutile de me jouer la musique, j'ai déjà la partition. Ton portier est devenu très bavard quand il a perdu son premier doigt. Je lui avais pourtant dit que c’était contagieux. Il m’a parlé de la chambre treize.

 

Le visage grimaçant, Taroni parcourait le peu de cartes qui lui restaient.

 

- Tu crois que tu vas t'en sortir comme ça ? Attaquer la famille Taroni et fuir ? On te retrouvera où que tu ailles.

- Il n' y a pas de famille Taroni. Vous êtes un petit mafieux sans envergure. Un hôtel miteux, deux dealers à roulettes et trois molosses périmés. C’est pas les flics qui viendront vous chercher, mais les éboueurs.

 

Le sourire du Napolitain s'élargit, un éclat malsain luisait sur ses canines. Il laissa échapper un petit ricanement sournois, une lueur de défi dans le regard.

 

- Tu crois peut-être qu'on passe de gérant de laverie à assassin en une soirée ? Tuer de sang-froid c'est autre chose que de jouer au bilboquet.

- Qui vous dit que j'ai commencé comme gérant ?

- Quoi ?

- J'ai souillé plus de linge dans ma vie que j'en ai nettoyé. Vous croyez que j'ai quitté la Toscane par plaisir ?

 

Mathias souleva les pans de sa chemise qui flottaient sur ses hanches. Autour de sa taille s'enroulait un macramé de corde brune.

 

 

Le gérant ouvrit la fenêtre et une volée d'air frais inonda son visage. Il mit un genou à terre et noua une extrémité du cordage au radiateur. D'un coup sec, il éprouva la solidité de l'attache.

 

 

Mathias vrilla son regard dans celui de Taroni. Il ressemblait à un chiot qu'on venait d'abandonner.

 

- Tuer de sang-froid ou jouer au bilboquet, il suffit de laisser pendre la corde.

- Tu t'en sortiras pas si tu me butes. Tu finiras ta vie en tôle.

 

Les traits du mafieux se crispèrent en un rictus de panique. Ses yeux fouillaient ceux de Mathias à en quête d'une échappatoire. Il ne vit que son reflet sur un fond bleu acier. Il supplia, implora pour sa vie. Sa peur avait dévoré la douleur.

 

 

Mathias arracha Taroni de son fauteuil et le plaqua sur la moquette. Il fut si surpris que ses cordes vocales restèrent muettes. Deux mains puissantes enroulèrent le macramé autour de son cou. Une bille de bois prise dans le tressage appuya sur sa carotide. Recroquevillé sur son bras blessé, il se mit à pleurer. Mathias le redressa et l'assit sur le rebord de la fenêtre.

 

- Regarde le ciel et pense à quelque chose de beau.

 

 

 

 

***

 

 

 

 

Mathias et Luce marchaient de front sur le trottoir, suivis par une femme montée sur talons hauts. Derrière eux, la silhouette de l’hôpital s'évanouissait derrière la courbe de la rue. La jeune fille poussait son vélo les yeux dans le vague, la veste de Mathias posée sur ses épaules.

 

- Tu crois qu'ils vont réussir à le recoudre ?

- Bien sûr ! Ils font ça tous les jours dans Urgences.

- Idiot.

- Je t'assure. Il suffit de protéger le doigt dans un tissu et de le mettre dans la glace. L'interne avait l'air compétent.

- T'aurais dû rester avec elle. Elle a besoin de toi.

- Je te ramène à Gina et je fonce à l’hôpital. De toute façon, l'interne a dit qu'ils allaient l'endormir.

 

Mathias tourna la tête pour vérifier que la prostituée les suivait. De son côté, Luce fixait la bordure du trottoir comme le fil de ses pensées.

 

- J'arrive toujours pas à le croire. J'ai eu la peur de ma vie. Un vrai film d'horreur. Gina va péter un...

- J'ai dit à ta mère que tu avais diné avec nous et que tu voulais apprendre le macramé.

- Le macramé ? Moi ? Elle le croira jamais.

- Va falloir t'y mettre sérieusement alors.

 

Ils tournèrent à l'angle de l'avenue Jean Jaurès. Derrière, la fille de joie s'engouffrait dans son manteau en plumes synthétiques. Luce lança un œil interrogateur.

 

- Elle sort d'où celle-là ?

- De la chambre dix.

- Pourquoi elle nous suit ?

- Je lui ai demandé.

- Tu veux te faire une pu...

- Pas du tout ! C'est pour un vieil ami. Une dette à rembourser.

- Finalement, je crois qu'on va rapporter le vélo au magasin. J'ai une autre idée en tête.

- Là, tu rêves !

 

Ils arrivèrent au fond de l'impasse où habitaient Luce et Gina. La prostituée alluma une cigarette, moins pour la nicotine que pour une bouffée de chaleur. Luce s’avança vers la porte et se retourna. Son regard balaya la chaussée, ses longs cils encore collés par les larmes.

 

- Tu sais hier, je t'ai dit des...

- Paroles justes. On va tout faire pour que tu changes d'avis. Laisse un peu de temps à Éliane, tu vas trop vite pour elle.

- Et pour Gina ?

- Je vais m'en occuper. Dis-lui que je passerai demain.

- D'accord. Bonne nuit. Et merci de m'avoir sauvée.

- C'était moins compliqué que d’acheter un vélo, crois-moi.

 

L'adolescente sourit et abaissa la poignée métallique.

 

- Au fait, sympa ton menton. On dirait Travolta.

- Ah oui, merci. Je me suis coupé en me rasant. Ça tranche ces trucs-là.

- Menteur !

 

 

La jeune fille referma la porte derrière elle. Mathias soupira et testa sa blessure de la pulpe de l’index. L’entaille était profonde, encore trop fraiche pour avoir eu le luxe de cicatriser. Il sortit un mouchoir et fit pression sur la plaie.

 

- On y va ? J’me les gèle.

- C’est parti.

- Vous m’avez toujours pas dit où on allait.

- Vous avez déjà bossé dans une église ?

- Vous déconnez ou quoi ?

- Pas du tout. Vous ferez attention au client, il traverse une crise de foi.

- Il est malade ?

- Indigestion d’eau bénite. Vous devez simplement l’aider à retrouver Jésus.

- Le Christ ?

- Oui. Mais ne vous en faites pas, l’église est petite.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* Squadristi – source Wikipédia

 

Les Chemises noires (en italien : camicie nere ou squadristi ) étaient les adhérents aux milices du régime fasciste de Benito Mussolini.

 

 

31 janvier 2014

Avant de partir à l'école

 

 

Il est hélas devenu évident aujourd'hui que notre technologie a dépassé notre humanité.

                                                                                                          Albert Einstein

 

 

 

Grâce à son nouveau principe actif, libérant des bio sphères nano structurées, enrichies aux collagènes et BoTox eb75, Revitarides Genèse Pro Calcium© vous permettra de redonner à votre peau l’éclat et l’élasticité de sa jeunesse.  Son action combinée de soins antirides, anti-tâches, anti-relâchement, anti imperfections,  la puissance des enzymes hydro-structurants permet de réparer le tissu dermique pour une reconstruction en profondeur de votre bien-être. Revitarides Genèse Pro Calcium© de l’Auréole©, car vous le valez b…

 

 

- Alors, que pensez-vous de ce match, Kevan ? Quel miraculeux renversement de situation.

- Oui, on a bien joué, on a su rester soudé et on a rien lâché.

- 2 -0 à la mi-temps, le retour dans les vestiaires a du être dur. Que vous a dit le coach ?

- Il a dit qu’il fallait se remotiver et que si on voulait aller en finale il fallait être motivé.

- Euh oui, d’accord…

- Et il a nous a donné une dose de Killpain™ pour la seconde mi-temps.

- Killpain™, qui rappelons le à nos chers téléspectateurs est le produit phare de votre nouveau sponsor, Sonafi-Nuke©.

- En effet, une seule dose de Killpain™ permet de multiplier par cinq nos reflexes et notre résistance.

- Merveilleux Kevan ! Merveilleux ! Grâce à vos sept buts marqués en seconde période, vous voici enfin en finale du trophée Reblock© des Champions qui aura lieu le…

 

 

 

Féline et gracieuse, La nouvelle Frode Gloqus 2 possède les toutes dernières innovations en matière de technologies biomécaniques et nano biologiques.  Evolution de la légendaire  Gloqus, la nouvelle Gloqus 2 place le conducteur dans un espace de conduite synonyme de sécurité et de raffinement. Conçue autour de l’ordinateur de bord Bpr de troisième génération, Gloqus 2  assiste le conducteur dans ses moindres désirs. Le Bpr 3 , Brainputer, merveille de sciences et du savoir faire Frode, allie la puissance d’un cerveau humain cloné et la fiabilité des nano machines. D’une utilisation enfantine, le Brp 3 vous conduira ou vous le désirez pendant que vous lirez les holonews tout en buvant un petit Macspresso©.

 

 

 

- Mesdames et messieurs je vous demande d’applaudir Saphira !

- Merci, merci, je suis super trop émue Ben. Love à toussssssss !

- Saphira, dites-moi, cette semaine dans l’appart, trop hot non ?

- Ah ouais, top délire. Je suis trop dark d’être sortie. Mes cop’s vont trop me manquer.

- Pourtant il y a eu des tensions. Stiven et Jennaï vous ont quand même trompée dans la piscine.

- Ouais, clair, mais je leur en veux pas. Ils ont pas bai[système d’auto censure activé] dans la piscine, elle l’a juste su[Système d’auto censure activé].

- Ok Saphira, c’est kool que vous soyez pas déprimée. Et puis, il vous reste le repêchage pour la StarFac le mois prochain, rien n’est perdu. Maintenant, je vais vous laisser aller voir votre papa et votre petit frère, juste là, au premier rang. Chers amis téléspectateurs, je vous propose de voir maintenant un résumé de la première épreuve de la semaine : la tournante. Malgré son élimination, Saphira s’en était plutôt bien sortit avec l’aide de Kooky. Félicitations aux garçons pour leur implication, c’était pas vraiment  facile pour eux non pl…

 

 

Le Président Karzosky a inauguré ce matin l’école Kristoff de Margery dans le IXème arrondissement de Paris. Dixième école primaire financée par le groupe pétrochimique TauxTaux dans la capitale, l’établissement ouvrira ses portes à la rentrée prochaine. Les inscriptions sont déjà effectives pour tous les petits écoliers désirant rejoindre la grande famille TauxTaux. Jean Karzosky s’est félicité de l’investissement du premier groupe industriel mondial de pétrochimie dans l’Education Fédérale Européenne. Parallelemnt, le PDG du groupe Karcher-Dartwi, Benoit  Karzosky, fils ainé du président, a déclaré vouloir suivre l’exemple donné par TauxTaux en construisant une école à Sarcelles.

Sur place notre envoyé spécial a recueillis quelques témoign…

 

 

 

- Professeur, votre dernier rapport sur la salade MS724 est surprenant.

- Ce produit a passé tous les tests et peut être commercialisé. Que voulez-vous que je vous dise de plus.

- Pourtant, d’après les dernières études menées par l’Institut Pasteur, la consommation de cette salade provoquerait des modifications génétiques.

- Monsieur le journaliste, cette étude a été effectuée sur un échantillon non représentatif de la population. L’institut Européenne Sanitaire est la seule autorité légale qui….

- Institut financée en partie par la société Mansanto.

- En effet, mais dirigée par un conseil d’élus.

- Après le scandale des pommes de terre hémorragiques, vous n’avez pas peur d’un nouveau tollé.

- Il a été prouvé par l’IES que les hémorragies internes n’ont pas été provoquées par l’ingestion des tubercules MS718 mais par la présence de pyralène dans le système d’irrigation.

- Pourquoi avoir retiré la MS718 du marché alors ?

- Elle n’a pas été retirée, monsieur le journaliste, juste transférée sur un autre marché moins drastique en matière de sécurité publique.

- Vous voulez parler de l’Afr…

 

 

Fasteyes™, se présente sous la forme d’un stylo injecteur. Facile d’emploi, il suffit à l’utilisateur de choisir sa couleur parmi les huit proposées : azur, vert, marron, violet, jaune, rose, argenté et or. Cette dernière teinte, exclusivité Fasteyes™, est la preuve de l’avance que possède groupe Mairck sur ses concurrents. Une simple injection est les gènes artificiels entrent en action. Agissant rapidement sur la structure adn de l’iris, ils modifient en quelques minutes la couleur de votre regard. Mairck, pour voir le monde autrement.

 

 

 

- 42 kilos ! Impressionnant Charline. En seulement trois semaines ?

- Oui Jean-Luc.

- Et vous n’avez  rien repris en deux ans.

- Non Jean-Luc.

- Impressionnant.

- Et surtout, c’est très simple d’utilisation. Un patch trois fois par semaine pendant la durée du régime. Et on ne change pas notre alimentation.

-Fabuleux !

- Et il suffit, une fois le poids désiré atteint, de mettre un patch de maintien une fois par mois.

- Fantastique. On n’arrête pas le progrès.

-Non Jean-Luc

- Vous devez faire des ravages sur les plages.

- C’est que….

- Oui Charline, bien dans votre micro, pour que le public vous entende bien.

- c’est que… depuis l’année dernière, avec mon cancer, mon médecin ma déconseillé de trop m’exposer au soleil.

- Ma pauvre Charline. Ne vous en faites pas, le public va vous encourager de ses applau…

 

 

 

- Bonjour madame, je suis là pour votre visiophone.

- Hum, vous avez fait vite, jeune homme.

- C’est normal, je suis un professionnel.

- Suivez-moi, je vais vous montrer.

-Allons-y. C’est joli chez vous.

- Hum, merci. Venez, par ici, c’est…dans ma chambre.

- Votre chambre…

- Oui, avec un grand miroir au dessus du lit.

- Grand comment.

- Assez grand pour se voir tout les deux.

- Il faut que j’appelle mon client suivant… je crois que je vais avoir du retard.

- Bonne idée. Vous savez, j’adore votre salopette, surtout cette immense fermeture éclair.

- Ziiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiip ! Hum, intéressant…

- C’est normal pour un technicien d’USCall d’être bien câblé…

- Vous m’en direz tant.

- T’as d’beaux implants  tu sais ?

- Merci grand fou, ma mère me les a laissés quand elle est passée à la taille supé…

 

 

 

- Symont, éteins l’holovision et viens prendre ton petit déjeuner.

-  J’arrive m’man. T’as mis quel gout ?

- J’ai rien mis, sert toi dans le frigo. Je fini de me coiffer et on y va.

- D’accord

 

Symont, 10 ans, ouvrit le frigo d’aluminium brossé. Il attrapa une petite ampoule de plastique aux reflets acidulés. Il l’enclencha dans son stylo injecteur et ne sentit rien quand un millier d’aiguilles microscopiques lui transpercèrent la langue. Une explosion de saveurs artificielles inonda sa bouche.

-Tu as fini mon ange ?

- Oui m’man.

- C’était bon ?

- Super ! Cookies-donuts.

 

 

Publicité
Publicité
1 2 > >>
Chutes de mots
Publicité
Archives
Publicité