Là où il n'y a le choix qu'entre lâcheté et violence, je conseillerai la violence.
Gandhi
C'était un de ces soirs de juillet où le soleil hésite à se coucher. Les rayons cuivrés venaient lécher sans appétit les reliefs fatigués du vieux bâtiment. Étalées sur la vitrine, on pouvait lire en lettres peintes « LavoMat - Lavage et Séchage ». Sur la façade, bien ancré à la rue de l'église, le numéro 18 se détachait sur fond bleu.
À l'intérieur, Mathias oscillait entre les machines à laver pour vérifier les tambours. Les entrailles des sœurs Whirlpool se montraient avares. Seuls une chaussette rayée et un gant en laine avaient échappé à l'attention de leur propriétaire. Ils rejoignirent sans ménagement la corbeille plastique des orphelins. La grande carcasse du gérant poursuivit son inspection et s’avança vers les sèche-linges. Lovés au fond de la pièce, ils exhibaient leur orifice avec la délicatesse d'une star du porno. Niché contre la paroi d'inox, un pantalon noir attendait son heure. Encore chaud, le tissu synthétique grésilla au contact de la peau. En habitué, Mathias ne frissonna même pas et expédia sans considération le vêtement dans la panière. Puis, il regarda sa main, paume tournée vers les tubes néon. Elle ne tremblait pas.
Sur la place de l'église, le vent jouait dans le grand saule. Les branches ondulaient avec maladresse, de l'arthrose plein les nœuds. Moineaux et mésanges esquivaient sans difficulté les assauts du vieil arbre. Assis sur un tabouret en bois de cagette, Mathias fumait une cigarette sans filtre, adossé au crépi de la devanture. Alors que ses yeux bleus répondaient au ciel, la fumée tentait d'imiter les nuages. Il prit une profonde inspiration et apprécia cette atmosphère faite de tabac, de goudron et de lessive bon marché. Il se souvint du jour où la route fut refaite. C'était il y a dix ans, déjà. Un mardi chauffé à blanc. Sur le casque orange des ouvriers, le soleil tapait comme une masse. Le bitume et la chaussée n’arrivaient pas à s’unir. Une décennie plus tard, la rue de l'église était en pleine puberté. Sa surface mate, constellée d'une acné disgracieuse. Certains jours, lorsque les douze coups retentissaient au clocher, Mathias l'entendait gémir, grignotée par les piqures d'UV. Il l'aimait bien cette rue, fière et sombre. Comme lui.
Les dernières cendres se posèrent sur le trottoir et, de l'index, Mathias expulsa son mégot vers une bouche d'égout édentée. Après vingt années, sa liaison avec la cigarette lui avait jauni les doigts et fossilisé les bronches.
Il vit alors une silhouette décharnée qui remontait la pente. Auguste, curé de la paroisse, avançait à contre-courant. Son énorme tête se balançait au rythme régulier de sa foulée. Les bras plaqués sur son corps osseux, il ressemblait à un pigeon anorexique. Sa démarche donnait l’impression d’un mouvement contrarié, une sensation de chute avortée. Chaque semaine, il passait à la même heure, tous les vendredis. À quatre-vingt-deux ans, le prêtre était toujours ponctuel. Persuadé que la mort ne pouvait s'opposer à un emploi du temps bien établi, il avait troqué sa bible de poche contre un agenda à couverture écaillée. Quand il arriva à destination, sa respiration bruyante se confondait avec le souffle des sèche-linges. Puis, dans un sifflement, l’homme de foi lança :
- Comment va ?
- Plutôt bien, je dois dire.
- C’est déjà ça. Tu as préparé mes petites affaires ?
- Bien sûr, comme chaque semaine. Asseyez-vous, je vais les chercher.
- Laisse donc pour l’instant. Apporte-moi plutôt un verre d’eau.
- Depuis quand vous déplacez-vous sans votre flasque d'eau bénite ?
- Dépêche-toi, blasphémateur.
Comme une branche trop sèche, le vieil homme s'assit sur le tabouret. Ses articulations craquèrent au diapason du bois blême.
- Fait pas bon s’dessécher. Et encore moins d'vieillir.
- Buvez, ça va vous remettre les cheveux dans le bon sens.
- Penses-tu ! Mes cheveux sont aussi blancs et raides que ta cagette.
Le religieux vida son verre d’une traite, les paupières closes et la main ferme. Il laissa alors échapper un soupir si profond qu’il aurait pu être le dernier. Puis le silence s’installa. Seul un léger vent vint troubler la conversation muette.
Matthias baissa les yeux vers le prêtre. Sa peau avait retrouvé une teinte acceptable. Le père Auguste laissa la petite brise s’accrocher aux gouttes de sueur qui perlaient sur son front. Vouté sur la cagette, sa chemise verte dévoilant un torse aussi lisse qu’un marbre funéraire. Le vieil homme donnait une impression végétale, comme un Rodin sculpté dans du frêne. Les sandales plaquées sur le trottoir et les bras en recueil, il ressemblait à un arbre noueux, courbé sous le poids des ans.
- Mathias, on se connait depuis combien de temps, toi et moi ?
- Bien avant que le saule soit planté face à l'église.
- Et tu ne crois toujours pas en Dieu ?
- Ça dépend des jours.
- Aujourd’hui, t’y crois ?
- Je peux pas dire, la journée est pas finie.
- Moi, j’y arrive plus.
- C’est comme croire au Père Noël, vous avez passé l'âge.
- C’est possible.
Le prêtre posa le verre au sol. Mathias embrasa une cigarette à l’aide de son Zippo et dégusta cette première bouffée aux effluves d’essence. Il songea à l’homme d’église avec une certaine tristesse. Perdre la foi n’était pas facile à digérer, mais savoir qu’on y avait consacré sa vie…
- Il faut que tu m’aides Mathias.
- Je vous écoute.
- Il n’y a qu’à toi que je peux le demander. Tu m’as dit un jour que tu avais une dette envers moi. Un jour où tes mains étaient rouges et ton regard noir. Ce jour-là, pendant ta confession, même les Saints sur les vitraux ont détourné les yeux.
- Je n’ai pas oublié.
- Approche-toi.
Mathias s’accroupit. Deux paumes usées vinrent épouser ses pommettes cabossées. Elles étaient chaudes, comme un aveu trop longtemps tenu secret. Le sourire du religieux apparut en pointillé, encadré par ses joues en parenthèses. Il parla d’une voix claire, mais si bas qu’aucune branche du saule ne cilla.
***
Quand Mathias fut chez lui, sa femme arrosait les plantes. Elle trainait dans son sillage une odeur tenace de quenelles à la tomate. Suspendus en l'air dans des macramés, les géraniums ressemblaient à des méduses affalées dans des hamacs à filets. Il rentra sans croiser son regard, seule l’eau de l’arrosoir venait adoucir le bruit des pas sur le dallage. Après s’être lavé les mains, il se mit à table.
Les vendredis, Éliane redonnait sa virginité au carrelage écru de la cuisine. L'odeur de javel prenait possession de la pièce et imposait ses fragrances. Mathias empoigna une cuillère et déposa dans son assiette nacrée deux quenelles honteuses.
Ils s'étaient rencontrés sept ans plus tôt à la caisse du 8 à Huit. Éliane portait une robe jaune, des escarpins à nœuds verts et son parfum se vendait en flacon d'un demi-litre. De dos, elle ressemblait à une fleur bon marché. Au bout du tapis roulant, elle empilait ses courses dans un grand sac délavé. Ses mains exécutaient des gestes précis, chaque emballage était aligné afin qu'aucun espace vide ne subsiste. À la caisse d'à côté, Mathias enfournait en vrac tomates, conserves, jambon et œufs par six, dans des petits sachets faméliques. Quand il vit Éliane assembler son édifice, il resta interdit devant le spectacle. Il se dit qu'une femme qui rangeait ses achats comme des Légo devait faire une épouse acceptable. Entre le savon et la boite de raviolis, il l'invita à diner. Elle afficha un sourire gêné puis installa les poireaux à la verticale, entre deux bouteilles de lait. Elle accepta l'invitation après avoir sorti son chéquier.
Après la pizzéria, ils firent l'amour au deuxième étage d'un immeuble sans ascenseur. L'appartement d'Éliane brillait comme une faïence de salle de bain. Des vapeurs de javel flottaient dans l'atmosphère. Même les mouches avaient déserté le meublé. Quand il traversa la cuisine, Mathias pensa à une morgue. La table exhibait ses pieds sous les plis de la toile cirée.
Ils arrivèrent dans la chambre tapissée de mauve. Le matelas, plus moelleux qu’une tranche de pain de mie, obligea Mathias à rester sur le dos durant le coït. Filtrant au travers des persiennes, la lumière amande de l’éclairage urbain enveloppait Éliane. Sur sa peau se dessinaient les nervures d’une écorce. Sa chevelure ondulait, ses doigts fouillaient le torse en broussailles. Plantées sur leur tumulus, les hanches arrogantes s’évanouissaient à la naissance du drap.
Mathias se revit chez son grand-père, couché sous le cerisier du jardin. Il se sentait bien, absorbé par la pelouse duveteuse. Des pulsations sourdes irradiaient le creux de ses reins tandis qu'une chaleur diffuse s’immisçait en lui. Quand ils jouirent, le silence de la chambre en fut à peine troublé. Dehors, des chats se battaient. Les feulements sortirent les deux corps de leur torpeur. Dans la pénombre intérieure, Mathias vit Éliane, un sourire de petite fille accroché aux lèvres, comme après avoir mangé le bonbon interdit.
Sept ans plus tard, leur couple tenait plus de la collaboration que du mariage. Ils s’aimaient suffisamment pour ne pas se séparer et trop peu pour se haïr.
Il la voyait se faner jour après jour, dans des robes aux couleurs moins éclatantes. Les rides défilaient maintenant en formation, les cheveux blancs n'avaient plus honte de s'afficher et aucun de ses ongles bombés n'avait la même longueur. Ils étaient pareils à deux presse-livres ; chaque année était un ouvrage de plus qui les éloignait l'un de l'autre. Mais au final, plus les années passaient, plus leur couple était solide.
Mathias venait d'engloutir sa troisième quenelle lorsqu'on frappa à la porte. Il lança un « Entrez » de sa voix rugueuse et une jeune fille apparut dans l'embrasure. Elle pénétra tel un courant d'air, ses mots sifflaient, ses pas glissaient sur le dallage. Un plat dans les bras comme pare-chocs, ses deux couettes en virgule orientées vers le plafond et deux yeux ronds plus tendres qu'un chocolat belge, elle ressemblait à une auto-tamponneuse. Sur son menton en amande, une fossette à peine esquissée en guise de fente à jeton.
- Bonsoir Éliane ! Bonsoir Mathias !
- Bonsoir Luce.
- Bonsoir Luciole
La jeune fille accosta à la table et y déposa un tiramisu grêlé d’éclats de chocolat.
- Gina en a fait un pour vous remercier.
- C’est très gentil Luce. Mais il ne fallait pas. Tu veux rester pour le dessert et l’entamer avec nous ?
La voix d’Éliane était mate, privée d’émotion. Avec le temps, Luce avait appris à percer cette écorce. Elle savait que sa voisine l’appréciait, mais ses sentiments ne sortaient jamais sans s’habiller d’une extrême pudeur.
- Si à chaque fois qu’on prête un plat vide à ta mère elle nous le rapporte garni, Éliane n'aura plus besoin de faire les courses.
- Même pas drôle Mathias.
- Allez Lucioles, assied toi donc. Éliane va t’apporter une assiette.
- Mais j’ai déjà mangé !
- Ta peau sucrée me dit qu’il n’y a pas que le soleil qui lui donne cette teinte caramel… gourmande !
- Moi au moins, j’ai pas les yeux bleus à force de boire la tasse dans mon bain.
Les rires fusèrent dans un même éclat. Profond et régulier chez Mathias, soulevant à peine sa poitrine, staccato erratique chez la jeune fille, comme une rafale d’arme automatique. Éliane posa les assiettes à dessert, celles avec le liseré violet. Elle découpa trois portions du tranchant de sa cuillère à soupe.
- Délichieux ! Ch'est à chon tiramishu qu'on reconnaît une vraie Italienne.
Mathias engloutit sa part en trois coups de fourchette alors que dehors, la ligne d'horizon bordait pour la nuit un soleil fatigué.
***
La matinée suivante démarra calmement. Mathias, encastré derrière son petit bureau en formica, griffonnait une grille de mots fléchés. Il butait depuis un quart d'heure sur un sept lettres retors. Après de multiples tentatives infructueuses, la gomme de son crayon donnait des signes d'épuisement. Pour s’aérer l'esprit, il balaya la salle du regard. Assise au fond de la pièce, une jeune femme attendait que sa lessive se termine. Son buste semblait raide comme un archet, ses fesses menues courbaient à peine l'assise du fauteuil. Ses cheveux couleur blé étaient tirés en arrière avec tant de force qu'ils pouvaient céder à chaque instant. Elle lisait un livre à la couverture trop coloré où le mot « sang » était inscrit en relief. Mathias esquissa un sourire qu'il pratiquait depuis de longues années. Il s'amusait de ces personnes qui éprouvaient le besoin de se faire peur, bien à l'abri derrière cinq centimètres de papier. Onze heures, quatrième cliente et le soleil qui cogne sur ce samedi sans personnalité.
Sur le pas-de-porte, le chien du quartier tentait de faire la sieste. Allongé sur le flanc, il respirait avec bruit, la truffe palpitante et les côtes saillantes. Mathias l'avait appelé Picasso quand, six mois plus tôt, l'animal était venu mendier quelques amuse-gueules. Il avait une apparence indéfinie, l'épilogue de croisements dont la généalogie tenait moins de l'arbre que du labyrinthe. Il s'était présenté devant la laverie sans collier ni attache, sa maigreur comme unique bagage. Le gérant lui avait proposé les restes d'un sandwich au poulet. Si Picasso n'avait pas été si vieux, son regard aurait pétillé. D'habitude, on l’accueillait dans les propriétés avec une bassine d'eau ou un manche à balai. Une fois, un coup de fusil. Il perdit une oreille et devint insomniaque lors des nuits d'orage. La dernière bouchée lui fit renoncer à son statut nomade. Il décida de s'installer dans le local poubelle qui tutoyait l'église.
Mathias allait replonger dans sa grille quand Luce poussa la porte vitrée. Elle tenait à la main une trottinette rose acidulée qu'elle déposa sur un flanc du bureau. Son sourire dévoila deux rangées de dents parfaites qui firent de l'ombre au soleil.
- Bonjour Mathias.
- Salut... ciole.
- Tu as bien digéré le tiramisu ?
- Tu essayes de me dire que j'en ai trop mangé, c'est ça ?
- Pas du tout. Mais je trouve que tu as l’œil un peu jaune ce matin.
- Normal, y'a plus de jaune que de bleu dans le ciel aujourd'hui.
- C’est samedi, j'ai apporté mon jeu d'échec.
- Et moi, j’ai amené un bilboquet.
- Un bilboquet ?
Mathias et Luce s'étaient connus quatre ans plus tôt. Faute d'un budget idoine, Gina ne pouvait investir dans un lave-linge. La jeune fille de dix ans semblait subjuguée par ce grand ours hirsute et mal rasé, qui trainait toujours avec lui un parfum entêtant de lessive au lavandin. Elle restait captivée par son regard, d'un bleu dur comme l'acier, qui sous la lumière des ampoules s'attendrissait en un violet guimauve. Son tempérament ardent hérité de sa mère l'aida à dompter le vieil animal. Elle trouvait du réconfort chez cet homme monolithique. Un roc inaltérable, qui ne haussait ni le sourcil devant un gros mot échappé, ni le ton face un zéro en dictée. Naturellement, elle en était venue à lui soumettre ses inquiétudes, à lui révéler ses amourettes d'école. Il était si facile de confier à ce fleuve tranquille maintes paroles pesantes qu'il engloutirait à jamais. Un confort moins bavard qu'une amie et plus secret qu'un journal intime. Pour elle qui n'avait jamais eu de père, Mathias assurait un intérim luxueux, pour le meilleur et seulement le meilleur.
Puis en classe de quatrième, encouragée par un mois de mai pluvieux, elle s'était mise à fréquenter Maxime, élève aux lunettes cobalt et membre du club d'échecs. Ce choix avait étonné son cercle de copines, car l'élu arborait un physique assez banal et n’avait pas une cote très élevée à l'argus du petit copain. Comme les températures saisonnières faisaient du yoyo, les rangs se clairsemaient à mesure que les salles d'attente des généralistes se remplissaient. Et lors des journées où le ciel croyait bon d'essorer ses nuages, Luce rejoignait son Maxime dans la pièce dédiée au club d'échecs. Durant cette période, elle se découvrit une passion pour le roi des jeux. Elle aimait la vitesse des fous, l'inconstance des cavaliers et l'inertie des tours. Et comme dans la vie, elle savait que le Roi n'était rien sans sa Dame.
Les semaines s'effacèrent sur l'éphéméride. Puis les avances insistantes de Maxime se couvrir de lubricité. Luce se mit alors à suivre avec beaucoup d’intérêt les prévisions météorologiques.
Mai tira sa révérence ainsi que les nuages trop gris. Après dix-sept jours de chassé-croisé, Luce mit Maxime échec et mat. Il fut très déçu de cette rupture car, même s'il ne se sentait pas l'étoffe d'un roi, il se voyait déjà cavalier. Il comprit trop tard que Luce n'était pas une reine, mais bien une tour imprenable. Le dimanche suivant, elle acheta aux puces un vieil échiquier en acajou et bouleau blanc. Comme il manquait une pièce, le vendeur lui fit un prix. De retour chez elle, Luce sortit la trousse de couture en tissu écossais de sa mère et y déroba un dé de couturières. Il lui sembla qu'il ferait une souveraine acceptable. Comme sa présence parmi les joueurs d'échecs du collège n'était plus souhaitée, elle se tourna vers ses amies afin d'y trouver des partenaires. Ses recherches restèrent infructueuses, ses copines préférant le vernis à ongles à celui qui recouvrait les pièces de bois. Luce demanda alors à Mathias. Il accepta avec joie, plus pour passer du temps avec la jeune fille que pour apprendre les subtilités du jeu. Il se montra rapidement un adversaire redoutable, bien que trop lent face à la vivacité de Luce. Chaque samedi, Luce apportait son échiquier à la laverie et le doux géant échangeait ses grilles de mots pour un quadrillage monochrome.
Et puis, vint le jour où Mathias amena son bilboquet. Quand il voyait les yeux de Luce crépiter à chaque mouvement d'une pièce sur le bois laqué, il se disait que lui aussi aimerait partager ce qui lui tenait à cœur. Il apporta donc le jouet, unique vestige de sa préhistoire.
Assise face à Mathias, Luce le regarda sortir le fameux bilboquet d'un sac rapiécé. Il le déposa en douceur sur le plateau en mélamine du bureau. Luce resta interdite devant l’objet si incongru ; une chose ridicule et pourtant fascinante. Dressé sur son pied maigrelet, le sommet de la boule ne devait pas dépasser les vingt centimètres. Son bois clair était de ceux qui parfument la forêt quand le printemps revient ; des dizaines de taches sombres picoraient sa surface comme une peau couverte d'éphélides. Suspendue au faîte de la sphère, une tresse se laissait tomber et venait étrangler son support avec l’arrogance d’une corde de potence. La jeune fille décida que l’objet était beau, car il lui rappelait une maraca offerte par sa mère.
- Et ça sert à quoi ?
- Ça occupe.
- C’est pour faire de la musique ?
- Bien sûr que non, c’est un jeu d’adresse. Regarde.
Mathias empoigna le manche qui disparut dans sa main carrée. Il délogea la boule du pic et la laissa pendre, inerte. Puis il soupesa le bilboquet afin d’en ressentir le poids, par petites impulsions, comme le pécheur jauge son bouchon en titillant sa canne. D’un geste franc, sec, il décocha le globe d’un mouvement de poignet. Elle s’envola, décrivant une courbe en moitié de cœur, et vint se loger en claquant sur la pointe vernie.
Fier de son effet, Mathias dévisagea Luce à la recherche d’un signe d’étonnement. L’adolescente fixait la sphère d’un regard sans battements de cils.
- C’est tout ?
- Ben oui, c’est tout.
- Ça fait pas de musique.
- Non, c’est juste un jeu d’adresse.
- Pourquoi tu l’as ramené, tu veux plus jouer aux échecs ?
- Je voulais juste te montrer. Le bilboquet c’est comme toi avec et les échecs. C’est mon truc.
- Tu m’apprendras ?
- Bien sûr !
- Tu l’as depuis longtemps ?
- Très. T’étais pas encore née.
- Je sais pas si ça va me plaire, mais je veux essayer.
- On jouera aux échecs quand tu auras réussi.
- C’est l’histoire de cinq minutes alors !
Ce samedi-là, on annonça la mort de Barry White à la radio. Luce ne sortit pas l’échiquier de son fourreau.
Durant l’après-midi, le soleil s’entêta dans un ciel définitivement bleu. Assise sur une chaise qui avait dû être confortable, Luce se massait les articulations de la main droite. Le bilboquet n'était pas un loisir sans risque. Même sans gravité, les impacts sur les phalanges laissaient des traces. Les clients avaient enfin fini par se montrer. Un ancêtre plissé calé sous le porte-manteau, une femme voilée de vert et un ado à capuche qui auscultait la panière des oubliés. Face à Mathias, une jeune fille au visage mangé par des lunettes trop grandes échangeait des jetons contre un timide billet rosé. Le gérant regarda s'éloigner la silhouette toute en courbe. Elle s’arrêta à la première machine libre, ouvrit son sac de supermarchés et envoya une compagnie entière de strings et soutiens-gorge en expédition.
Mathias se débattait toujours avec son sept lettres quand Luce présenta un bilboquet enfin coiffé. Un sourire flexible faisait de la balançoire sous son nez. Le géant applaudit avec lenteur, laissant le temps à l'adolescente de bien savourer sa victoire. Dans la seconde suivante, le garçon à capuche franchit l'entrée, frôlant le dos de Luce. La tête avalée par le tissu du sweat-shirt, il tenait une planche de skate à la main. Sa démarche glissante donnait une impression de patinage. Mathias crut voir un renflement au niveau de l'abdomen, comme une grossesse dissimulée. Il jaillit de son tabouret et interpella l’adolescent. Tout se passa alors très vite. Le pied gauche de l'ado se plaqua sur la surface abrasive de la planche et le droit propulsa le skateur dans la rue.
L'engin accéléra aussitôt et se laissa happer par le dénivelé de la route. De son côté, Mathias réagit avec une rapidité sidérante. Il empoigna la trottinette en appui sur la vitrine, franchit le pas-de-porte, et après quelques coups de semelles sur l'asphalte se lança à la poursuite de l'encagoulé.
Mathias avait assez de vitesse pour que l'air lui siffle aux oreilles. Il avait en ligne de mire le dos du voleur, la tête d'un rappeur célèbre floquée sur le sweat-shirt. Une douzaine de mètres les séparaient. La rue de l'église était peu sinueuse, Mathias ne risquait pas de perdre sa cible de vue. Il savait que sur la poussée, il avait un avantage certain. Comme pour vérifier sa théorie, il enchaina une série d'impulsions plus violentes que les autres et gagna deux bons mètres. Sous son poids, la trottinette craquait à toutes les jointures. Les roues s'effritaient sur le macadam, les roulements gémissaient, et la potence affichait les symptômes d'un Parkinson.
Un virage à droite se dessina et Mathias appuya légèrement sur le frein. Le skateur, plus agile, en profita pour reprendre de l'avance. Sur le trottoir, les quelques passants se figèrent devant ce spectacle peu orthodoxe. Mathias avait beau gagner du terrain dans les lignes droites, le jeune manœuvrait plus habilement dans les courbes. Les deux poursuivants paraissaient liés avec un élastique invisible. Encore quelques virages et la rue allait s'ouvrir sur la place de la fontaine.
Dans un coude, le frein gémi, la trottinette s'affaissa un peu plus. Sur les balcons, quelques géraniums se penchaient sur ce grand prix d'un genre nouveau. Le skateur s'engagea dans le dernier virage, un long droit sans trottoir. Quand il vit sa cible disparaître derrière le mur crépi, Mathias su qu'il avait perdu. D'instinct, il braqua à droite, le pied en appui pour garder l'équilibre. Il se redressa sans effort et plongea dans les escaliers. Malgré la vitesse, le saut fut sans ampleur. La trottinette s'écrasa sur la troisième marche et se coupa en deux. Projeté vers l'avant, Mathias se rétablit sans perdre de temps. Ses réflexes étaient encore aiguisés.
Il dévala les marches de calcaires, ses chaussures bon marché absorbaient avec peine les chocs. Il avait mal aux jambes, une douleur sourde qui le motivait. Il poussa plus fort, bandant ses muscles jusqu’à la rupture. Lorsqu'il jaillit de l'escalier la poitrine en feu, il souriait.
L'ado arriva sur la gauche à pleine vitesse, les deux pieds collés sur le skate. Trop concentré sur la trajectoire il ne vit pas Mathias émerger d'entre les bâtiments. Il tourna la tête, le parasite en trottinette avait disparu. Il n'eut pas le temps de ralentir, Mathias le plaqua vers la fontaine. Il fut arraché de sa planche comme une mauvaise herbe d'un gazon anglais. Emporté par son élan, le gérant de laverie finit sa course dans le bassin, son paquet dans les bras. L’eau glacée lui fouetta le visage. Agrippé au torse frêle du garçon, il eut l'impression qu'une simple pression pouvait le briser. Il décontracta son étreinte alors qu’il sentait des bulles gazouiller vers la surface.
Lorsqu’ils sortirent la tête de l’eau, l’adolescent toussa et recracha le liquide de sa trachée. Il rejeta sa capuche en arrière et lança un regard perdu sur les iris bleutés. Il s’imagina saumon, face à l’ours qui venait de le pêcher d’un coup de griffe. Mathias plongea sa main dans l’échancrure du sweat-shirt alors que plusieurs chalands s’approchaient du bassin. Le samedi était jour de marché, la place accueillait pléthore d'étalages bariolés.
Ses doigts saisirent un morceau d’étoffe et il tira : c’était le pantalon noir en synthétique. L'adolescent, qui devait culminer à quatorze ans, reprenait son souffle. Quelques curieux se rapprochèrent pour assister à la scène, ce qui l'encouragea à rechausser son regard de dur. Amusé, Mathias agita le vêtement avec ostentation.
- Salut Kevin. Pourquoi t'as piqué ça ?
- J' m'appelle pas Kevin.
- Peut-être, mais t'as piqué ce pantalon dans ma laverie.
- Il est pas à vous !
- T'as pas tort. Tu sais peut-être à qui il appartient, non ?
- Non. Je voulais juste un nouveau fute.
- Tiens donc ? Une crevette qui s'habille encore chez Z et qui veut enfiler les pantalons de papa. On pourrait en mettre deux comme toi là-dedans. Avec ta planche.
- J'aime les pantalons larges.
Il y avait à présent une dizaine de badauds qui butinaient la corolle de la fontaine. L'attroupement
rassura le jeune voleur, il savait que le public prendrait son parti face au vieil ours.
- S'il vous plait monsieur, ne m'frappez pas. Je ferai ce que vous voulez.
- Te frapper ?
- Tenez, je vous donne mon portefeuille, mais ne me tapez plus.
- Tu te sens bien gamin ?
Des personnes sans visage répétaient ce qu'elles avaient cru entendre tandis que d'autres affluaient. Le bourdonnement de l'essaim s'amplifia. Mathias tenta de décrypter la foule. On agressait l'un des leurs, on attentait à la ruche. Le gosse l'avait piégé en beauté. Il fallait partir avant que l'ambiance ne se dégrade encore plus. Avant qu'un visage ne s'exprime. Il lança un « Bien joué » à l'adresse du skateur et sortit de l'eau. La masse humaine n'était pas assez en danger pour s'opposer à sa fuite. Il remonta les escaliers, le pantalon sur l'épaule et un morceau de trottinette dans chaque main. Chacun de ses pas démesurés laissait une empreinte humide sur les marches arides. Quand il leva les yeux, un avion déchirait le ciel d'une ligne blanche et parfaite.
***
Quand il arriva à la laverie, Luce et le père Auguste discutaient sur le pas-de-porte. Plié sur son tabouret, le religieux expliquait à la jeune fille la croisade albigeoise. Allongé dans l'ombre, Picasso somnolait sur le flanc. Adossée au mur, la collégienne ne semblait guère passionnée par l'épisode glorieux des chevaliers cathares. La vue de sa trottinette démembrée la redressa comme si le crépi lui avait griffé le dos.
- Bonjour Mathias. J'expliquais à ta professeure d’échecs les subtilités du catharisme.
- Je ne savais pas les cathares subtiles.
- Bonne réponse. L'église est fière de toi.
- Luce, je suis désolé pour ta trottinette. J'ai eu un incident de parcours. J'irai en acheter une autre lundi.
Luce esquissa un sourire tendre qui ne cacha pas totalement sa tristesse. Elle avait reçu la trottinette pour ces dix ans et pour récompenser sa patience à une période où Gina travaillait tard la nuit. Ce jouet, elle en avait rêvé plusieurs fois au fond de son lit. Blottie sous la couette, avec le rouleau à pâtisserie comme guidon, elle fermait les yeux et dévalait face au vent l'avenue du maréchal Foch. Le soir où sa mère lui offrit l'objet, elle savait que le cadeau venait plus excuser une absence que fêter un anniversaire. Une maman qui aime ne sait pas toujours comment le dire.
- C'est pas grave Mathias, c'est juste une trottinette.
- Je sais que non. J'arrangerai ça.
- À choisir, je préfèrerai un vélo.
- Tu as raison, ce sera plus pratique si on me vole encore un pantalon.
Il prit le vêtement assoupi sur son épaule. La chaleur ambiante avait fini de le sécher. Mathias fouilla les poches, ses mains naviguaient difficilement dans la taille quarante. Puis, tout en sifflant la Marche funèbre de Chopin, il sortit un pouce exsangue, manucuré et humain.
Le doigt était sectionné à la base, tranché net. Il était plutôt grand et la longueur des phalanges donnait une idée des mensurations de l'ancien propriétaire. Coupé court, l'ongle s’était effacé aux extrémités sous les caresses abrasives d'une lime. La peau translucide avait l'aspect d'un nem cuit et les tissus internes dégageaient une odeur de lavande. Quand Mathias pressa la pulpe, une goutte blanchâtre vint s'écraser sur le trottoir. Dans l'encadrement de la porte, Luce prit la même coloration que l'appendice, ses pupilles n'étaient pas plus grosses qu'un chas d'aiguille. Le gérant replaça l'invité-surprise dans sa poche et adressa un sourire bancal à la jeune fille. Après avoir retrouvé son souffle, Luce attaqua.
- Putain, mais c'est quoi ce délire ?
- La partie immergée des emmerdes.
- C'est dégueulasse ! T'as vu ça ? Il est tout blanc et tout fripé.
- Et tout mou. Le cartilage a mal résisté au lavage. On a plus qu'à attendre que le propriétaire vienne le chercher. Et je pense pas qu'il viendra en skate. Ni en stop d’ailleurs.
Luce dévoila une rangée de dents et murmura quelque chose qui ressemblait à « andouille ». Le géant était content de son effet. Les sourires de la petite Italienne se dégustaient sans appétit. Sa bonne humeur s'exprimait rarement sur son visage, elle préférait l'expression corporelle. Lorsque ses sentiments jaillissaient, son corps ondulait, ses mains dessinaient de curieuses figures dans les airs. Au sol, ses pieds s'agitaient, écrasant des fourmis imaginaires.
Toujours fléchi sur sa cagette, le père Auguste caressait le poil dru de Picasso. L'animal s'était redressé et léchait sans conviction les orteils fissurés de l'ecclésiastique. D’un geste, le vieil homme demanda le pantalon à Mathias. Il l’examina d’un œil incertain, palpa le pouce au travers du tissu. Déçu par le résultat, il plia le vêtement sur ses jambes en grommelant.
- Je rentre raconter ça à maman ! Elle va adorer, c’est une fan de Marigin’s Clark
- Mary Higgins Clark.
- Si tu veux. C'est vraiment dégueu en tout cas. Bonne nuit !
- Bonne nuit Luce. À ta place je dirais rien à Gina.
Luciole démarra dans un crissement de semelles et disparu dans l’instant. L'excitation avait supplanté la crainte. Mathias resta planté sur le macadam, frottant sans conviction sa barbe naissante. L’épisode du pouce avait éclipsé la perte de la trottinette. Il rentra alors dans la laverie, éteignit la radio et débuta son rituel quotidien des tambours. Une fois terminé, il lança un string et une chaussette rouge dans la panière. Quand il reposa le couvercle, sa main n'arrivait pas à se calmer.
Il empoigna le bilboquet et laissa pendre la sphère. Il accompagna le balancier et d'un coup sec ajusta la boule sur le pic. Plus de vingt ans après qu'Auguste lui ait donné l'objet, sa pratique dispensait autant de vertus apaisantes.
***
Quand pour la première fois Mathias avait franchi le seuil d’une église, il s'appelait encore Matéo. Quelques cierges éclairaient l'allée centrale. À l’étroit dans son vitrail, Saint-François-d'Assise contemplait l'alignement des voutes. Le garçon connaissait bien les temples chrétiens et ses genoux gardaient un souvenir mordant du sol en pierre. Sa mère le trainait chaque dimanche à la messe, toujours assis au premier rang. Elle priait si fort que ses mains restaient exsangues. Nadia suppliait les Saints pour que l'enfant ne soit pas comme le père, que son fils n'hérite rien des Squadristi*.
Matéo Gambino avait été élevé à coup de ceinturon. Une lanière de cuir épais, long serpent borgne à l'unique crochet de fer. Son père frappait, sa mère pleurait. Parfois, lorsqu'il se retrouvait nu devant le miroir de la salle d'eau, son dos rayé de rouge lui faisait penser au pelage d'un tigre.
Seul enfant du couple, Matéo n’avait pas de fratrie pour partager les élans éducatifs de son père. Il apprit à contrôler la douleur, la dompter pour s’en faire une alliée. Le chef de famille portait toute son attention sur cet héritier aux yeux trop clairs. Pour apprendre à dominer, il fallait d’abord savoir se plier. Matéo recevait cette violence comme une marque d’affection. Son père le façonnait à son image. Il lui disait souvent que la morsure du cuir est plus convaincante qu’un discours savant.
Lorsqu’il tua son père, il n’avait pas encore quinze ans. Cette fois, il avait eu le dessus. Le corps inerte gisait sur le parquet, seule la tête reposait sur le radiateur en fonte, les yeux bruns regardant sans voir. Le crâne était perforé au niveau de la tempe d’où un mince filet carmin s’écoulait. Matéo scrutait les iris vides, tiraillé entre rage et reconnaissance. À présent, il se savait armé pour affronter l'ailleurs. Il embrassa sa mère avant de s’enfuir. Assise sur le sol, elle tenait ses genoux entre les bras. Le regard absent, ses lèvres bredouillaient une vieille comptine pour enfant.
Il traversa l’Italie à pied, puis échoua dans l’église d’Auguste la veille de son dix-septième anniversaire.
***
Dehors, le vieux prêtre s’était assoupi. Sa tête en forme d’ampoule n’émettait plus rien à part quelques ronflements. Le pantalon noir avait glissé sur les chevilles, gênant Picasso dans son exploration linguale. La truffe prit le relai, humant chaque particule. L’odeur du détergent saturait son odorat, la lavande anesthésiait sa perception. C’est au hasard d’une poche qu’il découvrit le pouce. Malgré l’arrière-gout floral, cette friandise craquait sous le croc et libérait une moelle printanière.
Quand Mathias sortit, Picasso mâchouillait encore. À travers la dentition ajourée, il remarqua un morceau d'ongle. L'avantage, c'est qu'il n'aurait pas à expliquer à sa femme pourquoi il garde un pouce dans le congélateur.
Éliane éminçait un oignon quand Mathias franchit la porte de la cuisine. Sur chaque joue, une larme dessinait une parenthèse. C’était la deuxième fois que Mathias voyait pleurer sa femme. Il se lava les mains et se souvint de la première. L’hôpital, les fleurs en tissu sur le bureau du médecin, la moquette usée sous les chaussures, les larmes d’Éliane qui coulent sans un sanglot. Quelques perles d’eau salée dans un océan artificiel.
- Bonne journée ?
- La routine.
- Luce a téléphoné. Elle passera tout à l’heure.
- Ça te dérange pas ?
- Je m’y suis fait. Tu as eu beaucoup de monde ?
- Un peu. Un gamin a essayé de piquer un pantalon.
- Tu as appelé ses parents ?
- Non. Il l’a rapporté, ses jambes étaient trop courtes.
- Ben voyons. Et c’est tout ?
- Je suis tombé sur un os juste avant la fermeture. Le propriétaire du pantalon doit être autostoppeur, j’ai retrouvé un pouce de rechange dans une poche.
- Rien que ça ! Tu me montreras.
- Ça va être difficile. Picasso l’a bouffé.
- Picasso ? Je t’ai connu plus inspiré.
Mathias passa le temps du repas à se battre contre une salade trop rêche tout en luttant avec Éliane, hermétique à la véracité de son histoire. Il capitula avec l’arrivée du fromage alors que sa femme lui recommandait d’être prudent à l’avenir. Elle aimait jouer autant que lui, habiller leur vie de dérision. Leur couple était un mensonge bâti sur une illusion. Et pour cimenter cette union, il fallait s’évader, chaque jour, incarner des personnages hors de la réalité.
Luce frappa à la porte et lâcha une petite grimace. Ses doigts lui faisaient mal, prix à payer pour dompter le bilboquet. Mathias apparut avec une assiette dans chaque main. Le mascarpone avait totalement absorbé le cacao du tiramisu.
- On va manger ça dehors. Éliane téléphone à sa mère. C’est tendu.
- D’accord. On va au parc ?
- Ça me va.
- J’ai raconté l’histoire du pouce à Gina, elle a flippé.
- Je l’ai plus. Picasso l’a bouffé.
- Noooooon ?!
- Et si.
Arrivé au parc municipal, le couple asymétrique s’installa sur un banc, face aux balançoires. Le soleil se coucha dans l’indifférence totale. Plusieurs étoiles osèrent une apparition timide. Mathias enfournait sa dernière bouchée quand Luce lui proposa de finir sa part. Ses gestes trahissaient une certaine anxiété, ses mouvements paraissaient moins fluides. Elle tendit son assiette, les mains animées d'un léger tremblement.
- J’en veux plus. Je suis écœurée du tiramisu.
- Tant mieux.
- Tu devrais faire attention à ta ligne, t’es plus tout jeune.
- C’est vrai. J’ai l’inverse de ton âge. Mais je suis en pleine forme, je fais du bilboquet.
L’adolescente ricana. Elle se leva, étira ses muscles et s’installa sur une balançoire.
- Mathias, pourquoi t’as pas d’enfant ?
La cuillère du géant resta en suspend, le temps d’un battement de cils.
- J’aime pas les enfants. C’est contraignant.
- Menteur. Tu passerais pas tout ce temps avec moi.
- T’es pas une enfant, t’es une gamine.
- Tu veux pas me répondre ?
- C’est cette histoire de pouce, ça t’a remué.
- Non. Je me suis engueulée avec Gina. Quand elle m’a dit de ne plus revenir à la laverie, j’ai dit que toi au moins tu t’occupais de moi. Elle a dit qu’elle se crevait au boulot pour moi, pour que j’ai une vie normale. Toujours le même refrain.
- Et tu penses qu’elle a tort ?
- Je lui ai rien demandé. Elle me laisse rien faire, toujours à contrôler ce que je fais. C’est ça une vie normale ?
- Elle essaye juste de te dire quelque chose.
- Non, elle le fait pour que je lui pardonne.
- Que tu lui pardonnes ?
- De ne pas avoir de père.
Immobile sur la balançoire, Luce regardait ses baskets mauves. D’une main, elle tenait la chaine qui reliait l’assise au portique ; de l’autre, elle passait son index à l’ongle rongé sur sa fossette. Elle n’avait pas envie de pleurer, elle connaissait la sensation depuis trop longtemps. Verser des larmes ne l’apaisait plus.
- Elle t’a déjà parlé de lui ?
- Non. Elle me dit chaque fois qu’il n’en vaut pas la peine.
- C'est surement vrai.
- Qu'est ce que t'en sais, tu le connais pas.
- J'en sais assez pour dire qu'il n'en vaut pas la peine.
- Tu sais rien !
- Je crois juste que c'est lui qui devrait être avec toi en ce moment.
Luce commença à se balancer, la friction des chaines composait une mélodie stridente. Elle avait besoin de ça pour organiser sa pensée. Mathias attendait, son assiette vide sur les genoux. Il savait que la prochaine charge serait plus violente.
- Mon père est parti à cause de Gina. Elle l'étouffait.
- Possible.
- Elle veut tout contrôler, tout vérifier. Toujours savoir où je suis, ce que je fais. Il est parti à cause de ça, j'en suis sûr.
- C'est peut-être toi qui l'a fait fuir. Ou plutôt la perspective de devenir père. Accuser ta mère, ça t'évite de te sentir coupable.
La balançoire s’arrêta net. Luce fixa Mathias de ses yeux noirs, une colère sourde tatouée dans chaque pupille. Un regard opaque, où même le reflet de la lune n'osait pas s'aventurer.
- T'as l'air bien renseigné ?
- Pas vraiment.
- Tu t'es barré quand ta dernière femme t'a annoncé sa grossesse ? Ou c'est elle qui voulait pas d'un père aussi nul ?
- Ta colère se trompe de cible. Je n'ai eu qu’Éliane dans ma vie.
- Oh la pauvre. Tu veux pas d'enfant hein ? Alors arrête de jouer au père d'adoption avec moi. T'es pas mon père, tu le seras jamais.
- Tu as raison.
- Mon père je le retrouverai un jour, grâce à ma fossette.
Les yeux larmoyant, Luce caressa son menton de l’index. La lumière crémeuse de l'éclairage public modelait les ombres sur son bras pétrifié.
- Avec ton menton ?
- Ma fossette ! C'est génétique et Gina n'en a pas. Ça vient de mon père.
- C'est peut-être John Travolta ?
- T'es trop con !
Luce retenait à grand-peine ses larmes. L'humour de Mathias arrivait bien tard et se brisa net sur l'amertume de la jeune fille. La rancœur mua. Une animosité malsaine s'insinua en elle, malveillante.
- Aucun enfant ne voudra jamais de toi. C'est une chance que tu ne sois pas père. Vous vous êtes bien trouvé avec Éliane.
- Éliane ?
- Oui, ta femme. Celle qui baisse les yeux quand je lui parle. Celle qui disparaît comme un fantôme quand je viens chez vous. Celle qui dit à ma mère que je viens trop chez elle.
- Je ne savais pas...
- Tu ne savais pas qu'elle me déteste ? Menteur ! Vous êtes pareils !
Le corps de l'adolescente s'était redressé, la balançoire vacillait sans amplitude. Malgré la température estivale, ses membres tremblaient. Sa bouche laquée formula un mot qui resta coincé dans l’air ambiant. Elle déglutit et, dans un frémissement presque douloureux, sa voix vibra :
- Je rentre. Je veux plus jamais te voir.
Elle partit, la foulée plus légère qu'un souffle et traversa le parc. Quand Luce arriva vers Mathias, leurs regards fixaient un point imaginaire. Leurs pensées aussi vides qu'un ballon de baudruche prêt à éclater. La jeune fille franchit le portillon et Mathias parla d’une voix ronde.
- Éliane ne pourra jamais avoir d'enfant. Elle est stérile.
***
Dimanche. Un de plus. Mathias fit jouer les clés dans la serrure. L'odeur de lessive était la même. Il bloqua le groom pour faire circuler l'air. Malgré ça, il savait que le thermomètre mural allait se remplir aux trois quarts. Il s'installa sur son tabouret et fit jaillir une flamme de son briquet. Le tabac crépita et le géant repensa à Luce. Il avait eu raison. Elle pardonnerait, plus tard.
Il savait qu'Éliane n’aimait pas qu'il travaille le dimanche. Pourtant, c'était le jour où il avait le plus de clients. Plus le soleil cognait, plus les tambours tournaient. Il se souvint du dernier dimanche passé avec sa femme. Il pleuvait à la sortie de l'église et les escarpins bordeaux furent trempés. Ils mangèrent en retard ce jour-là, Éliane ne voulait pas déjeuner avec les pieds décolorés. Une fois de plus, la bouteille de javel lui vint en aide.
À travers la fumée qu'il venait de recracher, il vit deux silhouettes, occupées à gravir la rue de l'église. La première, sèche, presque futile. L’air semblait se scinder à son contact. À sa droite, une masse pleine. Une entité sphérique à peine pourvue de membres. Mathias imagina une corde reliant les deux et visualisa un improbable bilboquet.
- Bonjour monsieur.
- Bonjour.
- Vous êtes le propriétaire de cette laverie ?
- C'est moi.
- Je viens chercher un pantalon oublié.
- Il doit se trouver dans la panière en osier, à droite des sèche-linges.
L'homme coton-tige franchit la porte en silence alors que son corpulent partenaire continuait de discuter avec Mathias. Le corps flottant dans un costume anthracite, son ventre pointait vers l'avant comme une montgolfière.
- Vous venez toujours à deux pour récupérer les fringues de votre patron ?
- Qu'est-ce qui vous fait croire ça ?
- Je sais compter jusqu'à dix.
- Amusant.
- Je suis rassuré que vous ne soyez pas venus en skate, je n’ai plus de trottinette. Le gamin n’a pas été trop malmené ? Vous savez, il a bien failli réussir. Ça vous aurait évité un déplacement. Votre employeur a d’étranges méthodes pour récupérer ce qui lui appartient.
- Notre employeur ?
- Je n'ai qu'un pantalon dans ma panière. Il est pas à votre taille, ni à celle de votre binôme. Vous venez donc à la demande de quelqu’un. De plus, vos costumes me disent que vous n’êtes pas en congé. J’en conclue que vous venez pour le pantalon de votre patron.
- En effet. Vous êtes perspicace. Vous avez peut-être autre chose à me dire à propos de ce pantalon ?
C'est l'instant que choisit l'acolyte vertical pour revenir avec son butin. À ses traits soucieux, Mathias devina que la conversation était loin d'être terminée. D'un hochement de tête, Laurel signifia à Hardy qu'il y avait un problème.
- Mon collègue paraît ennuyé.
- J'en suis désolé.
- Il semblerait qu'il manque un objet dans une des poches.
- C'est ennuyeux.
- Vous ne seriez pas tombé dessus par hasard ?
- C'est possible. Je trouve tellement de choses. Vous pourriez me préciser ?
- Pensez-vous avoir besoin d'un coup de pouce ?
- Inutile, en effet. Mais je crains d'avoir une mauvaise nouvelle pour votre employeur.
- Vous l’avez… vendu ?
- Non, il a été avalé par mégarde.
Le gros resserra sa cravate miel et pinça la bouche en signe de contrariété. Aussi rigide qu’inexpressif, son partenaire restait planté sur la gauche de Mathias.
- C’est Picasso, le chien du quartier, qui en a fait son diner.
- C’est très pratique.
- C’est la vérité. Que voulez-vous que je fasse d’un pouce, j’en ai déjà deux.
- Vous avez tort de prendre cette affaire du côté de l’humour. Mon employeur risque d’être contrarié. Il avait des projets très précis pour ces deux phalanges. Peut-être pourriez-vous nous aider à les récupérer ? Pour commencer, dites-nous où se trouve votre chien?
- Aucune idée.
- Vous ne m’aidez pas vraiment.
- Il passe parfois le soir, quand son ventre est vide.
- Problème qu’il semble avoir résolu grâce à votre négligence.
- Vous avez raison. Je vérifierai à l’avenir si mes clients n’oublient pas quelques phalanges au fond d’un Versace.
D’un mouvement anodin, le muet rectiligne se porta à la hauteur de Mathias. Il sentit au creux de ses reins le contact d’un canon de revolver.
- Je vois que votre partenaire, à défaut d’utiliser sa langue, sait manier un trois pouces.
- Je suis certain qu’un public de lave-linges saura apprécier votre humour sarcastique.
Une nouvelle pression du tube de métal invita Mathias à entrer dans la boutique. La radio chantait pour son auditoire de hublots borgnes. Nana Mouskouri grésillait au son de <i>Je chante avec toi liberté</i>. La porte se referma. D’un geste vif, l’homme armé décocha un coup de crosse sur le crâne du géant. Sous le choc, Mathias tomba à genoux, ses pensées voltigeant en tout sens. Il plaqua une main sur son cuir chevelu, la paume devint rouge.
- Mon collègue semble perdre patience. Pour le tempérer, il suffirait de lui donner le pouce.
- Je vous ai déjà dit que le chien…
- … l’a pris pour son diner. Ce qui m’intéresserait, c’est de connaitre la vérité. Où est ce pouce ?
- À cette heure, je pencherais pour l’intestin.
Toujours agenouillé sur le sol, Mathias encaissa une pointure quarante-quatre dans l’estomac. Ses abdominaux plièrent sous l’impact et ses poumons se vidèrent dans un râle. Le bavard s’accroupit et empoigna le gérant par les cheveux. Son air placide avait disparu, sa peau se colora. Il rejeta la tête vers l’arrière et braqua ses yeux dans ceux de Mathias.
- Écoute-moi bien connard. Si ça t’amuse de te faire tabasser, on peut y passer la journée.
- Ça me va. C’est le jour du {saigneur.}
Le gros homme propulsa son poing libre en un crochet ravageur. La mâchoire de Mathias émit un craquement obscène en s’écrasant sur le carrelage. Il sentit le gout familier du sang dans la bouche. La fraicheur du sol lui rappela les longues messes de son enfance. Plusieurs coups de pieds l’extirpèrent de ses souvenirs. La souffrance, il connaissait. Mais les deux cogneurs savaient où frapper pour faire durer, et son corps n’encaissait plus comme avant.
En s’allongeant sur le dos, il vit une mouche plaquée sur un tube néon. Les deux brutes s'offraient une pause. Ils allaient reposer la question, complétée d’un ultimatum. La douleur circulait librement dans les nerfs, tous les péages étaient gratuits. Mathias se dit que l’insecte devait être déçu, son grand corps meurtri était encore trop vivant.
Parfaits dans leur numéro, les compères réajustèrent leur cravate. Tandis que l’un braquait son arme au sol, l’autre s’éclaircissait la voix. Le raclement guttural rappela à Mathias les hoquets de sa première mobylette.
- Je te pose la question une dernière fois. Où est le pouce ?
Mathias ferma les yeux et se mit à siffler <i> Vol au-dessus d’un nid de coucou</i>
Laurel releva le percuteur de son 9mm et pointa la tête du gérant. Son visage minéral ne reflétait rien, pas même une pensée. Ses yeux avalaient la scène sans broncher, la main ne tremblait pas.
- Attends ! Quelqu’un vient.
A quelques enjambées de la vitrine, Auguste arrivait de son pas pesant. Son attention était exclusivement consacrée à garder l’équilibre. Le front envahi de gouttes de sueur, il approchait, sa respiration ressemblait à celle d’un soufflet de forge. Autour de son cou, la croix en olivier se balançait.
Le cogneur volubile enjamba Mathias et susurra à son partenaire.
- On laisse tomber. Je le connais, c’est le père Auguste. Prends le fute, on passe par-derrière.
Le duo traversa l’allée centrale sous le regard cyclopéen des lave-linges. À côté de l’étagère en aluminium dédiée aux produits d’entretien, la porte de service profitait de son repos dominical. Elle s’ouvrit sans résistance. Les gonds huilés ne se plaignirent pas du départ des deux acolytes.
Assis face à la rue de l'église, Auguste regardait le temps passer. De chaque côté de la chaussée, les habitations projetaient leurs ombres à l'assaut de la pente goudronnée. Le soleil chassait les silhouettes vers le sommet. Une trentaine de minutes suffirait pour recouvrir le religieux d’un linceul d’obscurité.
La porte d'entrée s'ouvrit, Mathias se détacha de l'embrasure et vint s'asseoir sur le trottoir. Son corps se plaignait à chaque mouvement. Se plier pour atteindre le sol saturait son cerveau. Une fois par terre, il sourit, heureux d'être vivant.
- Tu en as mis du temps.
- Un souci avec un client.
- Comment peut-on avoir des soucis dans une laverie ?
- Comme en confession, certaines choses doivent rester secrètes.
- Ta joue amochée, c'est la carte de visite de ton client ?
- Pas vraiment, il ne s'est pas présenté. Mais je suis certain de le revoir.
- Je ne veux rien savoir. Ma foi ne peut plus étouffer tes péchés.
Mathias sortit un paquet de cigarettes d'une poche. L'emballage avait lui aussi subi des assauts. Il alluma la seule qui demeurait intacte.
- C’est pourtant votre foi qui vous guide pour pardonner.
- Non. La foi m’abstient de le faire.
***
Matéo arriva dans l’église du père Auguste un soir de mai. Alors qu’il s’acharnait sur un morceau de pain dans le confessionnal, le prêtre s’assit face à lui. Il n’y eut pas vraiment de conversation, le jeune Italien était trop méfiant. L’ecclésiastique décela sans effort la violence qui dévorait ce grand corps épuisé. Il savait d'expérience que seule la patience pouvait en venir à bout. Il prit sa décision quand il devina au travers de la cloison le regard du jeune homme. Une couleur meurtrie, que les souffrances traversaient à gué. Un bleu qui lui rappela l'Adriatique.
Matéo était à bout de force. Son estomac aurait pu broyer des cailloux. Le père Auguste l'amadoua avec la nourriture. Le pain de la cène, qui après avoir rassemblé les apôtres, apportait un peu de réconfort à un jeune exilé. Chaque soir, le père Auguste promettait de laisser à manger dans le confessionnal si Matéo ne volait rien en retour. Parfois, la viennoiserie s'accompagnait de charcuterie et le vieil homme voyait percer un ersatz de sourire.
Puis à mesure que son appétit se calmait, sa langue se délia. Il savait de sa mère que l'église était un lieu de confiance. Les prêtres ne jugeaient pas, ils étaient un lien. Ils ne s’encombraient pas de préjugés, de couleur de peau, d'origine sociale. Les hommes au col romain prêtaient l'oreille et donnaient le pardon. Et plus important encore pour Matéo, ce prêtre lui apportait de la nourriture.
L'été passa et arrivèrent les premières morsures du froid. Si sa peau s'était offert le luxe d'une épaisseur de graisse, Matéo ne pouvait ignorer le déclin du mercure. Auguste n'attendit pas les premières gelées pour prendre l’orgueil du jeune homme à contre-pied. Il s'accorda un pieux mensonge pour l'encourager à ne plus dormir dehors. Il expliqua que depuis quelque temps on lui volait du vin dans la réserve. Rien de dramatique, au plus une demi-douzaine de bouteilles. Avec l'hiver qui arrivait, il pensait à quelques sans-abris qui tentaient de se réchauffer les entrailles à grandes lampées de douze degrés. Il proposa au jeune homme de passer plusieurs nuits dans l’annexe afin de décourager les voleurs.
Un soir, l’Italien revint dans le confessionnal, ses poings affichaient la couleur de la honte. Les reflets des bougies dansaient sur le sang encore frais.
- Tu t’es battu à nouveau ?
- …
- Matéo. Tu n’arriveras à rien par la violence. Toutes les portes ont une serrure. Inutile de les casser quand on a la clé.
- Mais c’est plus fort que moi. Je n’arrive plus à penser, mes poings se ferment, mes oreilles aussi.
- La violence fait partie de toi. Tu ne peux pas la bannir. Mais je peux t’apprendre à la canaliser. Tous les hommes ont besoin d’évacuer leur rage, leurs frustrations, leur colère. Il y en a qui se battent, certains font du sport, d’autres se droguent et parfois même écrivent ou peignent. Nous en avons tous besoin pour notre équilibre. Et tu n’es pas différent.
- Vous voulez que je me drogue ?
- En un sens, oui. Les drogues détournent la conscience de la réalité et des problèmes immédiats. Mais elles ne font que retarder l’inéluctable, car la violence enfouie finit par éclater un jour. Il faut canaliser cette brutalité. Si on ne veut pas que le barrage cède sous la pression, il faut que l’eau s’échappe en continu, avec régularité. Tu veux essayer ?
- Je ne sais pas.
Le curé afficha un regard malicieux, comme s'il s'attendait à cette réponse. Il prit un air grave, ordonna ses rides pour accentuer son effet :
- Sais-tu ce qu’est un bilboquet ?
***
Assis sur la terrasse, Mathias sculptait une pipe dans une branche de chêne. Plusieurs fois, devant la vitrine du buraliste, il avait résisté à l'achat d’une belle fumante en bruyère. Il voulait depuis quelques années déjà arrêter la cigarette. La pipe lui semblait le meilleur moyen d'y parvenir. Ce fut au début du mois d'avril, alors que les feuilles commençaient à s'étaler sur les squelettes sylvestres, que Mathias pénétra dans la modeste boutique.
Il porta son choix sur un couteau suisse à la robe velouté. L'objet était un parfait ambassadeur de la nation helvétique : sobre, brillant et économe en lames. Sur le chemin du retour, le gérant de laverie coupa par le square municipal. Le vieux chêne qui trônait derrière le toboggan pouvait bien faire don d'une branche. Les bureaux de tabac ne proposaient pas ce bois, Mathias décida de façonner lui-même son accessoire. L'odeur particulière de l'arbre lui rappela quelques fragments d'enfance. Il savait que sous l'épaisse écorce se cachait une chair tendre.
Éliane arriva, les bras encombrés d’un pot de fleurs dans un macramé. Elle glissa une chaise sous une poutre de la terrasse. Dans un geste devenu rituel, elle suspendit le condamné à un piton galvanisé. La quadragénaire s’éloigna de quelques pas pour juger la stabilité. La suspension était rectiligne, le géranium bien assis au fond du filet.
- Tu vas me dire pour ton visage ?
- Un client mécontent, ancien boxeur.
- Ça devient dangereux de tenir une laverie. Je dois m'inquiéter ?
- Je crois pas. Et pour Gina ?
- Je l'ai pas vu.
- Luce m'a dit que tu voulais plus qu'elle vienne ici.
- C'est vrai. J'ai téléphoné vendredi soir à Gina.
- Je comprends. Hier Luce s'est emportée, elle traverse une mauvaise passe. Gina doit beaucoup travailler.
- Ça n'excuse pas tout. Elle ne connait pas sa chance. Une mère ne devrait pas...
- Tu ne sais pas ce qu'une mère devrait faire. Accepte-le et accepte ce que te donne Luce.
- Je ne peux pas. C'est... trop dur.
- Quelques gouttes suffisent parfois à étancher la soif.
Cette nuit-là, Éliane renversa quelques larmes sur son oreiller. Mathias dormit sur la joue gauche et rêva d'un pouce géant à figure humaine.
***
Le lendemain, la porte de la laverie resta close. Engoncé dans sa voiture italienne, Mathias suivait le ruban de la départementale cinq. À travers les vitres, les arbres défilaient comme des taches de peinture soufflées sur une toile. Le vieux moteur couvrait la musique vomie de l’auto-radio. Mathias crut reconnaitre Leonard Cohen et son timbre de voix spéléologique. Pendant qu’il avalait ligne blanche et kilomètres, il repensa à Éliane. L’annonce de sa stérilité avait transformé sa femme. Plus que l’incapacité d’être enceinte, cette révélation avait modifié son comportement. Elle fuyait les enfants, dressant un rempart d’ignorance pour mieux canaliser sa souffrance. Pour résister à ce poison et vaincre la douleur, elle avait préféré la voie du refus à celle de la mithridatisation. Mathias s’en désolait. Les sollicitations de Luce le mettaient dans une position inconfortable. Malgré la dispute du parc, il savait que la jeune fille allait revenir. Il attendait de voir si son énergie aurait raison de l’obstination d’Éliane. Peut-être n’aurait-il pas à choisir entre père et époux.
Un panneau immense l’extirpa de ses pensées et l’invita à sortir de la route. L’hypermarché patientait, le parking était déjà envahi par un assemblage de tôles chamarrées. Il se gara derrière un 4x4 si imposant que sa Punto prit des airs de remorque.
Après avoir rempli son caddie de lessive premier prix, il déambula plusieurs minutes avant de croiser le rayon des vélos. Amarrés à leur présentoir, les deux-roues étaient alignés comme un régiment un jour de parade. La selle luisante sous l’éclairage, le phare pétillant, ils exhibaient sur leurs cadres de magnifiques étiquettes colorées vantant leurs caractéristiques. Mathias remonta l’allée, le sourcil circonspect, les tarifs affichés allaient en se réduisant.
- Bonjour monsieur ! Puis-je vous aider ?
Un jeune homme l’aborda. À sa panoplie, Mathias déduisit qu’il s’agissait d’un vendeur. La blancheur de sa dentition n’avait rien de naturel. Mathias identifia son haleine comme un dérivé de désodorisant pour toilettes. Senteurs printanières.
- Vous connaissez les vélos ?
- Bien sûr monsieur. C’est mon rayon si je puis dire.
- Je vous imaginais plutôt au rayon droguerie.
- Pardon ?
- Oui, la soude, les bombes wc, entre autres.
- …
- Je cherche un vélo pour ma nièce. Elle a quatorze ans.
***
Le ciel était noir, chargé de nuages menaçants. Un cumulus bedonnant jouait au monocle avec la lune. Mathias se désincarcéra de la Fiat et vida le coffre. Il entreposa les bidons de détergent dans son garage. C’était sur la lessive qu’il revendait que sa marge était la plus large. Mathias sortit la bicyclette de la banquette arrière et la rangea sur la terrasse. Sobre et élégante, la peinture bleu ciel rappelait la piscine municipale. Une petite béquille l’aidait à se tenir droite. Le gérant pensa qu’il n’y avait qu’une ado pour avoir un vélo à talon. Il fit tinter la sonnette sous son chapeau chromé. Il se revit, alors âgé d’une dizaine d’années, faisant le guet les doigts crispés sur le guidon de sa bicyclette. Les pupilles tendues, il attendait que ses copains reviennent, les poches chargées des prunes du vieux Guido.
Quand il entra dans le salon, il faisait sombre. Aucune lumière pour le guider, pas même celle de la télé. Mathias s’étonna car Éliane regardait toujours le mélo du lundi. Plus surprenant encore, il ne décela aucune odeur de nourriture, aucun arôme de cuisson. Seules flottaient nonchalantes, les effluves de javel. Il attendit, blotti au creux de l’obscurité, les sens aux aguets. Quand il fut certain d’être seul, il alluma. Un rapide coup d’œil et il se dirigea vers la cuisine. Le filament de l’ampoule s’embrasa et la pièce jaillit sur fond de carrelage écru. Meubles et objets semblaient à leur place. Au centre, la table en pin dévoilait un sinistre spectacle. Mathias s’approcha, son visage paraissait figé, ses iris d’un bleu glacé. Le téléphone gisait sur la toile cirée. À côté, un doigt. Un annulaire parfumé à la javel, enserré à la base par une alliance dorée.
Le grand corps se plia sur une chaise et une cigarette se consuma dans la cuisine. Les cendres tombaient en paquet sur les tournesols imprimés. De l’union du tabac et de la javel s'échappait un parfum inédit. Mathias regarda le mégot s’éteindre entre ses phalanges. Sa main commençait à frémir.
Il sortit le bilboquet du sac de jute et amorça le rituel tant de fois répété. Il lissa la corde de ses doigts en rectangle et posa sa respiration sur une partition de soupirs. Puis, il décrivit des 8 incertains avec la sphère de bois. Son regard s’apaisa sur l’ellipse torsadée. Les minutes tombaient, les gestes devenaient précis.
La sonnerie du téléphone fissura le silence. Le balancement se mua en un point, le lien se tendit, la boule s’éleva et se figea sur le pic.
- Oui ?
- C’est Gina. Je suis très inquiète. Je viens de rentrer et Luce n’est pas là.
- T’inquiètes pas. Elle fait la vaisselle avec Éliane. Elle est venue diner ici.
- La garce ! Je lui avais interdit.
- Elle veut apprendre le macramé. Éliane doit lui expliquer les bases.
- Le macramé ? Luce ? Te fous pas de moi.
- Tu verras. Je te la ramène tout à l’heure. Promis.
- T’as intérêt.
D’instinct, Mathias plongea son regard dans l'évier. Sur la surface d'aluminium, deux verres constellés de pulpe d'orange attendaient une éponge. Il changea le téléphone de main.
- Tu es libre demain ?
- Non.
- Débrouille-toi mais il faut qu’on parle.
- Qu’on parle de quoi ?
- D’ Éliane et de Luce.
- Y’a rien à dire. Ta femme veut plus voir ma fille, ça me va.
- C’est plus compliqué que ça Gina.
- Compliqué ? Pas du tout ! Je dis à ma fille qu’elle doit plus remettre les pieds chez toi et dès que je tourne les talons, devine où elle fonce ?
- Luce n’y est pour rien.
- Qu’importe les raisons. Elle m’a désobéi effrontément.
- On en parle demain Gina. Je te laisse, j’attends un appel.
Mathias logea le combiné dans une poche de son pantalon et prit la direction de la salle de bain. Les ravisseurs devaient l'épier de l’extérieur et leur appel ne tarderait pas. Ils le laissaient mijoter, monter en température, pour qu'à la prochaine sonnerie il soit à point. Mais plus la trotteuse de l'horloge s'enroulait, plus les mouvements du géant se faisaient rares, comme anesthésiés par un froid imaginaire.
Devant son miroir, Mathias jouait du blaireau et savonnait sa barbe hérissée. Les cercles se superposaient, rappelant des patins sur la glace. Il prit son rasoir, un vieux modèle à deux lames, qu'il fit glisser sur la surface mousseuse. Le téléphona sonna.
- Oui.
- Si tu veux revoir ta femme et ta fille vivantes, apporte le pouce dans vingt minutes à l’hôtel du parc. Passe par-derrière et viens seul.
- J'y serai.
- Si tu essayes de nous doubler, on les saigne. L'échantillon laissé sur la table devrait te convaincre qu'on ne plaisante pas.
L'homme raccrocha. À son accent, Mathias pensa à un Italien. Il avait une façon typique de prononcer les é. La voix grave n'avait pas frémi, les mots énoncés sans hésitation.
Le rasoir continua sa course, brisant l'unité crémeuse. Une fois la peau rafraichie, Mathias sortit le couteau suisse de sa poche. Il dégagea la petite lame et éprouva le fil. Elle était plus tranchante qu'une répartie de Luce. Enfin, il la posa sur son menton.
***
L’hôtel du parc était un édifice de trois étages bâtis juste après la guerre de quarante. Son architecture n'avait pas de véritable identité, il se fondait dans la continuité des bâtiments. Au-dessus de l'entrée, un panneau de bienvenue scintillait comme une guirlande. De l'autre côté, l'accès du personnel était surveillé par un colosse dont la musculature rentrait avec peine dans un costume anthracite. Les bras croisés, il essayait en vain de percer l'obscurité de ses pupilles dilatées.
Il vit alors une silhouette se découper dans la pénombre, sa main droite plongea d'instinct sous la veste croisée. Le contact de la crosse en acier le rassura. Un homme se détacha de la nuit, sa démarche évoluait au ralenti. D'une main, il poussait un vélo trop petit pour lui. Dans l'autre, il tenait un bilboquet. Sur le porte-bagage, une vieille sangle maintenait une glacière de poche. Quand il arriva face au gardien, celui-ci ne parvint pas à discerner clairement son visage. Il remarqua que l'homme avait un pansement collé sur le menton. Le vigile sortit un téléphone de sa veste.
- Monsieur Taroni.
- Oui.
- Le client est là.
- Tu vérifies qu'il est seul, sans arme, et qu'il a la marchandise. Ensuite, tu me l'envoies au troisième.
- Oui monsieur Taroni.
Le colosse fit disparaitre le portable dans une poche.
- C’est quoi ça ?
- Un bilboquet.
- Ça reste ici. Lève les bras et écarte les jambes.
- Vous pourrez garder un œil sur mon vélo ? Le quartier me semble mal famé.
- T’es un marrant toi.
- Et pour la glacière, ne l’ouvrez pas. Elle contient quelque chose de contagieux.
***
Assis derrière son bureau en cerisier, Mario Taroni fumait un cigare, la tête rejetée en arrière. Le corps avachi dans l'unique fauteuil de la pièce, il formait des cercles de fumée du bout des lèvres. À sa droite, un des deux compères de la laverie fixait la porte. Un pistolet chromé se balançait sous son bras. Accrochés aux murs, des tableaux sans valeurs dormaient sous une fine couche de poussière. Une bibliothèque massive exhibait des livres aux couvertures multicolores. Les lumières de la devanture s’engouffraient par la fenêtre, au rythme du crépitement des néons. On frappa.
- Entrez !
Le gros homme ouvrit la porte et s’effaça pour laisser rentrer Mathias qui s'avança jusqu'à frôler le bureau. Puis, il déposa le bilboquet sur le meuble et retourna se plaquer contre l’entrée. L'odeur de cigare envahissait la pièce, la fumée en suspension s’accrochait au faisceau de la lampe. Monsieur Taroni se redressa et le cuir du fauteuil crissa. Il harponna le regard de Mathias de ses yeux où pupilles et iris se confondaient. Son visage cireux n'avait pas encore passé la trentaine.
- Bonsoir, monsieur ?
- Gambino.
- Monsieur Gambino. Vous m’avez apporté un cadeau ? Un bilboquet ? J’attendais autre chose.
- C’est pour… ma fille.
- Oui, je comprends. Une jeune personne charmante quand elle ne mord pas.
Laurel serra la mâchoire et croisa les bras sur sa poitrine. Mathias repéra plusieurs trous alignés sur la manche droite du costume cendré.
- Mais je vous en prie, asseyez-vous.
- Il n'y a pas de chaise.
- En effet, il n'y en a pas. Et savez-vous pourquoi ?
- Non.
- Car les pieds abiment le plancher. Même avec des patins feutrés.
- Votre vie doit pas être facile tous les jours.
- Si vous saviez à quel point.
Mathias sentit un mouvement dans son dos. Hardy s'approcha en douce et lui logea un poing rageur dans les reins. Les genoux cédèrent et le grand corps s’affaissa sur le sol.
- Voilà qui est plus raisonnable. On m'a dit que vous gérez une blanchisserie ?
- Exact.
- Notre premier point commun. Nous sommes tous deux dans le blanchiment. Vous êtes originaire de la région ?
- Je viens de Toscane.
- J'en suis ravi. Il est vrai que votre patronyme laisse peu de doute quant à vos origines. Je suis moi-même de souche italienne. Naples. Mais je suis né en France. Personne n'est parfait. Le pays vous manque ?
- Pas vraiment. Il y a une pizzeria en bas de ma rue.
Les genoux ancrés dans le parquet, Mathias encaissa un coup de tibia dans les côtes. La violence de l’impact lui coupa le souffle quelques instants. Les bras plaqués sur les flancs, il laissa se diffuser la douleur.
- Vous me semblez bien trop décontracté pour quelqu'un dans votre position.
- Pour un ancien enfant de chœur, la posture à genoux est celle que je préfère.
- Je parlais de votre famille, et de ses dix-neuf doigts. Je pense que nous allons écourter cette entrevue, vous ne m'amusez plus. Donnez-moi le pouce.
Mathias se redressa, il dépassait son agresseur obèse d'une tête. Il extirpa avec précaution un objet de sa veste. Pour ne pas provoquer de réflexes bellicistes, il déposa avec une célérité tout helvétique un mouchoir ensanglanté sur le bureau. Laurel tendit le bras et déplia le suaire. Au centre du carré de coton gisaient un majeur et un annulaire fraichement amputés. L'espace d'une seconde, l'attention des trois hommes fut absorbée par la vision des doigts. C'était l'instant que Mathias attendait.
D’un geste vif, il saisit le manche du bilboquet. Son grand squelette se déploya comme un albatros avant son envol. Cloué sur place, Hardy n'esquissa pas un seul mouvement. Il était fasciné par la vitesse qui émanait de ce corps massif. Sous la violence de l’impulsion, la sphère se délogea. La pointe en bois découpa la fumée de cigare en une oblique saillante. Elle percuta sa victime entre les yeux, dans un craquement de tonnerre. Le regard se figea. Derrière le bureau, Laurel saisit la crosse de son arme et fit sauter le bouton pression du holster. Le geste de trop. Mathias pivota tel un toréador, la boule laquée décrivit une courbe parfaite autour de son satellite. Alors que l'attache libérait enfin le pistolet, la sphère de chêne s'écrasa sur la tempe gauche avec une violence inouïe. Le corps se recroquevilla sur la moquette pareil à un spaghetti trop cuit.
Taroni, moins prompt à réagir que ses deux cerbères, tenta d'ouvrir un tiroir de son bureau. Le globe pigmenté s'abattit sur la main restée sur le plateau en cerisier. Le mafieux hurla sur fond de phalanges broyées. Le majeur et l'annulaire désignaient le plafond dans un angle obscène. Taroni se recroquevilla sur la douleur, son bras serré contre lui.
Mathias examina les trois hommes du regard et recoiffa le bilboquet. Il soupira et son pansement se détacha.
- Sale fils de pute, je vais te crever avec toute ta famille !
- Vous n'avez pas le sens des priorités. À votre place, c'est de votre santé dont je m'occuperai.
Le géant saisit un angle du bureau et lui fit décrire un arc de cercle. Le meuble termina son trajet sous le regard éteint de Hardy. Sans abri, Taroni semblait plus petit encore, son corps frêle perdu dans les plis de son complet. Seuls ses yeux haineux témoignaient de sa rage, de ses pulsions de meurtre. D’un coup, Mathias relança la course du bilboquet. La boule lancée à pleine vitesse brisa le genou droit. Puis le gauche. Rotules et regard meurtrier se brisèrent dans la fumée indifférente. Dans son grand fauteuil de cuir, Taroni se rapprochait peu à peu du stade foetal. Entre deux grognements, il parvint à articuler.
- Arrête putain ! Je vais… te dire où elles sont.
- Inutile de me jouer la musique, j'ai déjà la partition. Ton portier est devenu très bavard quand il a perdu son premier doigt. Je lui avais pourtant dit que c’était contagieux. Il m’a parlé de la chambre treize.
Le visage grimaçant, Taroni parcourait le peu de cartes qui lui restaient.
- Tu crois que tu vas t'en sortir comme ça ? Attaquer la famille Taroni et fuir ? On te retrouvera où que tu ailles.
- Il n' y a pas de famille Taroni. Vous êtes un petit mafieux sans envergure. Un hôtel miteux, deux dealers à roulettes et trois molosses périmés. C’est pas les flics qui viendront vous chercher, mais les éboueurs.
Le sourire du Napolitain s'élargit, un éclat malsain luisait sur ses canines. Il laissa échapper un petit ricanement sournois, une lueur de défi dans le regard.
- Tu crois peut-être qu'on passe de gérant de laverie à assassin en une soirée ? Tuer de sang-froid c'est autre chose que de jouer au bilboquet.
- Qui vous dit que j'ai commencé comme gérant ?
- Quoi ?
- J'ai souillé plus de linge dans ma vie que j'en ai nettoyé. Vous croyez que j'ai quitté la Toscane par plaisir ?
Mathias souleva les pans de sa chemise qui flottaient sur ses hanches. Autour de sa taille s'enroulait un macramé de corde brune.
Le gérant ouvrit la fenêtre et une volée d'air frais inonda son visage. Il mit un genou à terre et noua une extrémité du cordage au radiateur. D'un coup sec, il éprouva la solidité de l'attache.
Mathias vrilla son regard dans celui de Taroni. Il ressemblait à un chiot qu'on venait d'abandonner.
- Tuer de sang-froid ou jouer au bilboquet, il suffit de laisser pendre la corde.
- Tu t'en sortiras pas si tu me butes. Tu finiras ta vie en tôle.
Les traits du mafieux se crispèrent en un rictus de panique. Ses yeux fouillaient ceux de Mathias à en quête d'une échappatoire. Il ne vit que son reflet sur un fond bleu acier. Il supplia, implora pour sa vie. Sa peur avait dévoré la douleur.
Mathias arracha Taroni de son fauteuil et le plaqua sur la moquette. Il fut si surpris que ses cordes vocales restèrent muettes. Deux mains puissantes enroulèrent le macramé autour de son cou. Une bille de bois prise dans le tressage appuya sur sa carotide. Recroquevillé sur son bras blessé, il se mit à pleurer. Mathias le redressa et l'assit sur le rebord de la fenêtre.
- Regarde le ciel et pense à quelque chose de beau.
***
Mathias et Luce marchaient de front sur le trottoir, suivis par une femme montée sur talons hauts. Derrière eux, la silhouette de l’hôpital s'évanouissait derrière la courbe de la rue. La jeune fille poussait son vélo les yeux dans le vague, la veste de Mathias posée sur ses épaules.
- Tu crois qu'ils vont réussir à le recoudre ?
- Bien sûr ! Ils font ça tous les jours dans Urgences.
- Idiot.
- Je t'assure. Il suffit de protéger le doigt dans un tissu et de le mettre dans la glace. L'interne avait l'air compétent.
- T'aurais dû rester avec elle. Elle a besoin de toi.
- Je te ramène à Gina et je fonce à l’hôpital. De toute façon, l'interne a dit qu'ils allaient l'endormir.
Mathias tourna la tête pour vérifier que la prostituée les suivait. De son côté, Luce fixait la bordure du trottoir comme le fil de ses pensées.
- J'arrive toujours pas à le croire. J'ai eu la peur de ma vie. Un vrai film d'horreur. Gina va péter un...
- J'ai dit à ta mère que tu avais diné avec nous et que tu voulais apprendre le macramé.
- Le macramé ? Moi ? Elle le croira jamais.
- Va falloir t'y mettre sérieusement alors.
Ils tournèrent à l'angle de l'avenue Jean Jaurès. Derrière, la fille de joie s'engouffrait dans son manteau en plumes synthétiques. Luce lança un œil interrogateur.
- Elle sort d'où celle-là ?
- De la chambre dix.
- Pourquoi elle nous suit ?
- Je lui ai demandé.
- Tu veux te faire une pu...
- Pas du tout ! C'est pour un vieil ami. Une dette à rembourser.
- Finalement, je crois qu'on va rapporter le vélo au magasin. J'ai une autre idée en tête.
- Là, tu rêves !
Ils arrivèrent au fond de l'impasse où habitaient Luce et Gina. La prostituée alluma une cigarette, moins pour la nicotine que pour une bouffée de chaleur. Luce s’avança vers la porte et se retourna. Son regard balaya la chaussée, ses longs cils encore collés par les larmes.
- Tu sais hier, je t'ai dit des...
- Paroles justes. On va tout faire pour que tu changes d'avis. Laisse un peu de temps à Éliane, tu vas trop vite pour elle.
- Et pour Gina ?
- Je vais m'en occuper. Dis-lui que je passerai demain.
- D'accord. Bonne nuit. Et merci de m'avoir sauvée.
- C'était moins compliqué que d’acheter un vélo, crois-moi.
L'adolescente sourit et abaissa la poignée métallique.
- Au fait, sympa ton menton. On dirait Travolta.
- Ah oui, merci. Je me suis coupé en me rasant. Ça tranche ces trucs-là.
- Menteur !
La jeune fille referma la porte derrière elle. Mathias soupira et testa sa blessure de la pulpe de l’index. L’entaille était profonde, encore trop fraiche pour avoir eu le luxe de cicatriser. Il sortit un mouchoir et fit pression sur la plaie.
- On y va ? J’me les gèle.
- C’est parti.
- Vous m’avez toujours pas dit où on allait.
- Vous avez déjà bossé dans une église ?
- Vous déconnez ou quoi ?
- Pas du tout. Vous ferez attention au client, il traverse une crise de foi.
- Il est malade ?
- Indigestion d’eau bénite. Vous devez simplement l’aider à retrouver Jésus.
- Le Christ ?
- Oui. Mais ne vous en faites pas, l’église est petite.
* Squadristi – source Wikipédia
Les Chemises noires (en italien : camicie nere ou squadristi ) étaient les adhérents aux milices du régime fasciste de Benito Mussolini.